Janis lui avait suggéré d'écrire une lettre.

Apparemment, il n'avait même pas à l'envoyer ou à la montrer à qui que ce soit : il pouvait la déchirer, la brûler, l'oublier au fin fond d'un tiroir et ne plus jamais y repenser. C'était d'abord et avant tout pour lui qu'il l'écrivait.

Quand tu mettais de l'ordre dans tes pensées, que tu parvenais à les mettre en mots, alors tu les contrôlais. Les mots rendaient les choses réelles, les dépouillaient de leur caractère terrifiant en les expliquant, leur conféraient toute la docilité d'un chien d'appartement.

Kevin connaissait intimement le pouvoir de la parole – le contraire eût été étonnant, vu le pouvoir horrifiant qu'il lui fallait se coltiner – si bien qu'il avait considéré la possibilité avec toute la gravité qu'elle méritait, décidant ultimement de tenter sa chance.

Il avait longuement hésité sur l'identité du destinataire. Il se sentait toujours trop furieux et rancunier à l'endroit d'Orion Black pour rédiger une lettre entière sans tomber dans les injures, la perspective d'écrire à Sirius lui faisait automatiquement monter les larmes aux yeux, il n'avait jamais eu de profonde discussion sur ses états d'âme avec l'une ou l'autre de ses cousines (quoique, ça pourrait changer avec Andy dans le secret mais ça restait à voir) et la tendance des Olympiens à infliger des châtiments aux gens disant ce qu'ils ne voulaient pas entendre avait exclu d'emblée la Dame des Colombes.

Ça laissait Walburga Black.

A l'attention exclusive de Madame Walburga Black, de la Noble et Très Ancienne Maison des Black.

C'était toujours mieux de respecter les formules de politesse – ça fournissait un cadre de sécurité. Ça rassurait.

Vous vous rappellerez sans doute dans quelles circonstances il m'a fallu quitter votre domicile. Il m'a été signalé que je devrais vous informer de ma survie et de ma bonne santé actuelle, et ce directement en l'absence d'une troisième partie.

Il avait eu du mal à écrire ce paragraphe. Pas seulement car il avait grandi en utilisant des plumes et en conséquence luttait pour s'habituer à un stylo-bille, mais aussi à cause des faits évoqués. Même plusieurs mois après, ça brûlait encore et Kevin commençait à penser que ce serait comme le feu de mine ayant ravagé une petite ville de Pennsylvanie en 1962 et insistait pour ne pas s'éteindre depuis.

Ma santé physique est excellente ; j'ai commencé à pratiquer une activité sportive qui me plaît grandement et mes demi-sœurs maternelles veillent à ce que je me nourrisse correctement et en quantité suffisante.

Il ne précisa pas la nature de l'activité sportive, ne sachant pas quelle opinion aurait Walburga de la danse classique pratiquée par le sexe masculin – il savait que le monde sorcier organisait des bals et tout le monde invité devait connaître ses pas, mais du bal à la scène de spectacle, il existait un monde de différence. Et si la femme considérait une carrière artistique comme vulgaire ? Mieux valait encore garder le silence.

Il ne risquait sans doute rien à mentionner son essaim de sœurs. Elles pouvaient se défendre toutes seules, et beaucoup mieux que lui.

Sur le sujet de mon bien-être mental, je serais franc : je pense qu'entretenir un contact entre la famille Black et ma personne dans l'instant présent ne pourra que nous causer mutuellement du tort.

Voilà, c'était écrit, noir sur blanc. Plus moyen de reculer, le saut venait d'être effectué, l'eau se rapprochait à grande vitesse, il fallait nager ou se noyer.

Involontairement ou pas, j'ai causé du tort à la famille Black. Involontairement ou pas, la famille Black m'a causé du tort. Les nouvelles que j'ai entendues à votre sujet par notre contact commun suggère que vous et les vôtres récupérez encore des suites de l'altercation – et je sais que c'est aussi mon cas.

Je ne peux pas vous pardonner pour m'avoir menti, et je n'attends pas que vous me pardonniez pour ma conduite après que j'ai appris la vérité. Néanmoins, j'aimerais ouvrir un dialogue avec vous concernant la démarche à adopter l'un envers l'autre, ce à une date ultérieure.

Si cela vous convient, je serais disposé à vous contacter une fois que j'aurais débuté ma scolarité au collège Poudlard. Dans l'intervalle, je vous serais reconnaissant de ne pas chercher à me solliciter.

C'était curieux comme d'écrire une simple lettre lui donnait l'impression d'avoir couru un marathon, quarante-deux kilomètres interminables qui le laissaient privé de souffle et à deux doigts de vomir d'épuisement. Il ne parvenait presque plus à penser, l'espace entre ses deux oreilles infesté de bruit blanc.

Respectueusement,

Regulus Arcturus Black.

Kevin avait longuement hésité avant de signer le nom Black au bas de son feuillet. En tant que fils bâtard adultérin, il n'avait probablement plus droit à ce nom – mais ce n'était pas comme si la Dame des Colombes en avait un qui fasse l'affaire. On verrait bien si jamais il se retrouvait déshérité – auquel cas, il n'aurait plus qu'à devenir irrémédiablement Kevin Thompson.

Sur le sujet de Poudlard, il ne savait pas s'il finirait par y aller. Il lui faudrait bien maîtriser sa magie latente, mais pour ça, il y avait toujours deux ou trois enfants d'Hécate à la Colonie et Chiron avait laissé entendre qu'il existait un accord plus ou moins paisible entre la communauté demi-divine et le MACUSA donc les portes d'Ilvermorny lui seraient vraisemblablement ouvertes. Deux options qui ne l'obligeraient pas à traverser un océan pour confronter ses problèmes familiaux et la possible hostilité du panthéon natif de Grande-Bretagne.

Il ruminerait sur la question pendant trois ans, ça lui laissait assez de temps pour peser toutes les options. Et dans l'intervalle, il se concentrerait sur ce qu'il voulait faire.

Ce qu'il voulait faire… est-ce qu'il voulait envoyer cette lettre ?

Intérieurement, il confessait ne pas en avoir tellement envie. Envoyer la lettre, ce serait répondre à sa famille – reconnaître la possibilité de les voir ressurgir dans sa vie alors que ça vaudrait bien mieux pour eux autant que lui de suivre un chemin irréparablement séparé.

Mais est-ce qu'il ne leur devait pas une réponse ? Maintenant qu'il avait effectué le premier pas pour comprendre les retombées de ses actes, il pouvait bien leur montrer où il en était. Pour qu'ils comprennent son point de vue – ou au moins essayent de comprendre, il s'agissait de la famille Black et c'était beaucoup moins compliqué d'imposer son opinion plutôt que d'écouter.

Sur le papier, c'était ses mots et il se sentait étrangement étourdi et fier d'avoir pu les recracher hors de lui, mais il ignorait si quelqu'un accepterait de les entendre. Tiens, c'était l'avantage des lettres : les gens ne pouvaient pas vous couper la parole parce que tout tenait déjà sur la feuille, et vous n'étiez pas obligé de voir comment on vous ignorait.

Mais il était un demi-dieu – il était supposé être courageux. Il était supposé regarder les monstres en face et leur rire au nez – au moins tenter d'agir.

C'était drôle comme la lettre avait été lourde dans sa main alors qu'il la plaçait sur la pile de courrier à envoyer – Chiron faisait ça, se charger d'expédier les lettres des résidents de la Colonie s'il y en avait – et une fois ça fait, il avait été obligé de se moucher parce qu'il ne pouvait pas s'arrêter de pleurer, il ne comprenait même pas pourquoi.

La famille vous mettait vraiment dans tous vos états, mais au moins il s'était émietté après, pas pendant.