« Alors, je crois que la formule traditionnelle, c'est… casse-toi la jambe ? » lança Démona, arborant un large sourire goguenard.
« Casse-toi les deux jambes, mon chou ! » renchérit Irma – sans doute pour se venger de ne pas avoir pu plaquer deux bises aussi bruyantes que mouillées sur les joues de son cadet en matière d'encouragement.
Le reste des filles d'Aphrodite roulait des yeux mais l'ambiance n'en exprimait pas moins une certaine tension alors que tout le monde vérifiait et revérifiait que Kevin était paré jusqu'aux dents pour passer son audition afin d'entrer dans le programme estival de la School of American Ballet, que ce soit au niveau du costume ou du niveau de trac.
Après tout, passer l'audition n'était que la première étape : une fois dans le programme d'été, Kevin aurait cinq semaines afin d'impressionner suffisamment les enseignants du Lincoln Center pour décrocher une inscription à l'institut. Et puis, ce serait six séances de répétition par semaine, tous les mois de l'année scolaire, jusqu'à onze ans. Une fois que le garçon aurait onze ans, le vrai travail démarrerait.
Oui, c'était brutal, mais Kevin était un demi-dieu – sa vie n'aurait jamais été un lit de roses peu importe son chemin de carrière. Ou à la réflexion, peut-être que les roses constituaient une métaphore appropriée, avec leurs épines qu'on négligeait toujours de prendre en compte.
Néanmoins, il s'agissait d'un chemin de carrière – quelque chose d'extérieur à la chasse aux monstre. Quelque chose qui proclamait à qui voulait l'entendre, non, je ne me laisserais pas abattre, oui, je peux faire plus que survivre au jour le jour, je peux avoir un futur et regardez-moi donc le préparer.
En plus, mettre en valeur la beauté de son corps, la grâce de sa gestuelle ? Si ça, ce n'était pas honorer Aphrodite !
Alors oui, les résidentes du bungalow rose se montraient effusives et investies dans le projet de leur dernier venu. Kevin méritait leur soutien et, une fois qu'il aurait épaté les examinateurs, leurs félicitations.
Elles allaient prier pour lui, et fort.
Voyager en taxi ne réussissait pas à Janis, vu tous les élancements parcourant sa jambe et son bras ruinés à chaque secousse sur la route, lui arrachant des grimaces.
« Tu es sûre que ça va ? » demanda Kevin assis juste à côté d'elle, lui coulant un regard en biais.
« Je pourrais être mieux » grommela la rejetonne d'Apollon, incapable de proférer ne serait-ce qu'un pieux mensonge.
« Tu n'avais pas à venir me déposer, tu sais. »
Un sourire flotta sur les lèvres de la blonde défigurée.
« Oh, ce n'est pas pour toi que je le fais. Enfin, si, mais pas uniquement pour toi. »
Si Janis s'était portée volontaire pour emmener le petit passer son audition, ce n'était pas juste l'orgueil de Pygmalion désireux de montrer la créature qu'il venait de façonner à l'œuvre, c'était que mine de rien, Kevin lui offrait un miroir nettement plus jeune, plus brun et plus mâle. Un rappel de sa détermination à réaliser son rêve.
Presque une décennie en arrière, c'était elle la gamine aux yeux remplis d'étoiles qui convoitait les feux de la rampe et la grâce. C'était elle qui avait juré de travailler sans relâche tant qu'elle ne pourrait pas monter sur la scène et réduire une foule en larmes d'adoration.
Le drakon avait nonchalamment pulvérisé ce rêve scintillant sans gêne ni scrupule – qu'attendre de plus venant d'un monstre, après tout ? Et Janis Summers avait été laissée dans la poussière, ses efforts et sacrifices effectués au cours de neuf ans invalidés aussi brutalement que définitivement. Jamais elle n'aurait la grâce.
Récupérer de pareille défaite, en dépit d'une physiologie semi-divine qui vous prédisposait à retomber sur vos pieds peu importe l'ampleur du traumatisme, cela avait été tout sauf une partie de plaisir. Grande Héra, encore maintenant, il y avait des jours où elle voulait juste chialer dès qu'elle apercevait son reflet – et elle se doutait sinistrement que ça ne la lâcherait pas dans le futur.
Elle ne pouvait plus espérer être une étoile. Mais peut-être qu'elle pouvait former une étoile.
Elle voulait voir réussir ce gosse. Elle avait besoin de voir réussir ce gosse. Qu'il incendie les salles de spectacle pour elle aussi – qu'elle le voit devenir tout ce qu'elle ne pouvait plus incarner – ce serait son propre crachat dans l'œil du drakon, une défaite et une humiliation tellement plus durable que la mort ne l'était pour un monstre, vu qu'ils finissaient toujours par remonter de la gueule béante du Tartare.
« Janis ! On y est, réveille-toi ! »
Elle n'était pas en train de faire la sieste, mais s'abstint de relever, préférant se concentrer sur la tâche délicate consistant à descendre du taxi et rappeler au conducteur qu'elle avait besoin de ses services pour dans deux heures, alors s'il pouvait revenir ou envoyer un collègue, ce serait bien. Une fois la gymnastique achevée, Janis et Kevin se tenaient tous deux dans Lincoln Square, juste devant le Metropolitan Opera.
« Et voilà, mon grand, cinq minutes de marche et tu y es. D'accord, ce serait plutôt une minute, mais donne-moi de la marge, je ne vais plus aussi vite qu'avant. »
Sa plaisanterie ne fit pas sourire le garçon, lequel avait subitement le regard perdu dans le vague.
« Kevin ? Ça va ? »
Le gamin renifla.
« Je crois que je commence à avoir mal au ventre » confessa-t-il d'une petite voix.
Bien sûr qu'il chopait le trac juste avant de passer les portes. Pendant ses mois de préparation, il avait été si concentré sur son objectif qu'il en avait négligé d'avoir peur, seulement pour que l'anxiété le rattrape juste alors qu'il voyait culminer la ligne d'arrivée, l'objectif qui avait réclamé son énergie et sa concentration avec tant de voracité.
Janis caressa tendrement les boucles noires, le décoiffant un peu mais pas trop – mieux valait éviter de ruiner la coiffure d'un Aphrodite si on tenait à conserver une gorge intacte plutôt que lacérée à coups de dents.
« Bien sûr que tu stresses, ça vient main dans la main avec le talent. »
« Arrête de te moquer de moi » râla le gamin, une pointe de panique transparaissant dans son timbre.
« Je ne me moque pas du tout » affirma Janis fermement et implacablement. « Tu connais ta chorégraphie, tu connais ton corps. Ce sont les juges qui devraient être nerveux, vu tous les autres gamins sans le moindre iota de talent qu'ils vont être obligés de voir défiler. »
Kevin gratta le dallage du bout de sa chaussure, visiblement pas convaincu. Janis se pencha, lui prenant délicatement le visage entre les mains.
« Kevin. Regarde-moi. Je veux que tu répètes : je suis fantastique. Allez, va-y. Je suis fantastique. »
Les yeux couleur de mercure étaient agités de remous, mais elle les vit se stabiliser alors que le garçon s'obligeait à dire les mots :
« Je… suis fantastique. Je suis fantastique. Je suis fantastique. »
La jeune femme lui décocha un large sourire d'un blanc quasi aveuglant.
« Oh que oui, mon bijou, tu es fantastique, et ces juges vont pleurer d'admiration et te supplier d'intégrer leur école, est-ce que c'est bien clair ? »
Kevin ravala un éclat de rire nerveux, hochant la tête un peu précipitamment.
« Parfait. On file, alors. »
La main du garçon brûlait presque alors qu'elle se glissait dans la sienne.
