Kevin avait eu beau protester que ce n'était pas nécessaire, qu'il n'était même pas certain d'avoir passé son audition, le bungalow Aphrodite avait insisté pour organiser une petite fête lorsqu'il était revenu à la Colonie, histoire de le féliciter pour ses efforts. Histoire aussi de s'empiffrer de gâteau, probablement.

Pour un essaim de filles supposées se préoccuper de leur beauté par dessus tout, elles étaient étonnamment enthousiasmées par la perspective de manger du chocolat, des pâtisseries et un arc-en-ciel de bonbons dès qu'elles le pouvaient – aux dernières nouvelles, les canons de beauté occidentale exigeaient la minceur, voire la dénutrition anorexique, pas les rondeurs en vogue lorsque Rubens avait peint ses tableaux de femmes plus potelées les unes que les autres. D'un autre côté, peut-être s'agissait-il uniquement des desserts de Louison ; une fois que vous aviez goûté au fruit de son travail, vous ne pouviez pas vous empêcher d'en convoiter davantage jusqu'à ce que le plat soit vide ou que votre estomac explose.

« De toute façon, on brûle tout avec l'entraînement pour survivre aux monstres, ou quand on doit s'enfuir et combattre les monstres pour de vrai » avait ricané Irma avant de lui pincer gentiment les côtes. « Et puis, il faut bien que tu récupères de l'énergie avec tout ce que tu as dû dépenser, hein, mon chou ? »

A écouter les filles, Kevin avait effectué le périple des Argonautes à lui seul, ajoutant les douze travaux d'Hercules en chemin pour faire bonne mesure. Il en avait mal aux oreilles tellement elles le chauffaient : ce n'était qu'une audition pour une école de danse, pas une question de vie ou de mort !

Jess avait été un soulagement, égale à elle-même tandis qu'elle le détaillait de haut en bas avant de renifler :

« Alors, tu l'as ou tu l'as pas ? »

« Les résultats ne seront pas publiés avant deux semaines au minimum » avait-il répondu.

« Si tu t'es foiré, c'est vraiment trop naze » avait déclaré la fille dans un accès de sincérité troublant, et la discussion s'était arrêtée là.

Kevin commençait à comprendre pourquoi le bungalow d'Aphrodite s'entendait si bien avec celui d'Arès, alors que les deux déités paraissaient aux antipodes l'une de l'autre : les rejetons du dieu de la guerre étaient d'une certaine simplicité, une pureté dans leurs sentiments qui ne manquait pas d'attirer, de fasciner.

Pour ce qui était de leurs relations avec les rejetons du bungalow d'Héphaïstos, l'explication lui semblait nettement plus matérielle : la progéniture de la Dame des Colombes partageait son faible pour les belles choses, et les enfants du dieu forgeron avaient le talent nécessaire pour créer des belles choses. Simple aussi.

(peut-être aussi que Jess avec son regard insolent et son sourire moqueur et son refus d'écouter les autres lui rappelle quelqu'un d'autre qui a aussi les cheveux noirs et pourrait le jeter par terre sans mal, peut-être qu'il ne peut pas s'empêcher de la regarder dans l'espoir de capter l'ombre du frère qu'il a perdu toute chance de retrouver vraiment)

Janis n'avait pas non plus essayé de s'ébahir. Non, elle avait été droite dans ses bottes, dotée de l'inébranlable assurance du chêne face à la brise.

« Tu l'auras, ta place » avait-elle déclaré, et Kevin l'avait presque crue l'espace d'une seconde.

« Tu dis ça pour me remonter le moral, ou tu as une crise prophétique tout d'un coup ? » avait-il voulu confirmer.

Au lieu de répondre, la fille d'Apollon lui avait adressé un sourire hiératique, une Pythie faite de marbre dégradé. Apparemment, les rejetons du dieu solaire tiraient un malin plaisir à ne pas préciser leurs visions de l'avenir, quand ils en recevaient – et personne ne savait jamais avec certitude lesquels étaient doués des talents oraculaires les plus puissants parmi eux, et lesquels ne fonctionnaient que sur de vagues pressentiments pas si éloignés de la perception mortelle commune. Pour des gens qui détestaient le mensonge, ils étaient certainement doués pour tourner autour de la vérité sans la dire.

Néanmoins, lorsqu'il se présentait à leurs séances de tutorat, elle le contemplait fièrement et ça lui faisait du bien : même s'il ne parvenait pas à intégrer l'école, il était parvenu à l'audition grâce à elle et rien que pour cela, la lueur dans ses beaux yeux bleus en prenait une saveur toute particulière.

En parlant d'audition, il s'était un peu inquiété quant à la réception des résultats. La School of Ballet saurait-elle seulement où envoyer la lettre d'admission ou de rejet ?

« Tout a été parfaitement prévu, mon doudou » s'était empressé de le réconforter Libby. « Tu crois donc être le premier cas de gamin cherchant à s'inscrire dans le monde ordinaire sans papiers officiels ? »

« Ça arrive très souvent ? »

« La vie de demi-dieu, ce n'est pas favorable à la constitution d'un dossier administratif » avait soupiré son aînée, lui ébouriffant nonchalamment les cheveux malgré son irritation. « Tu les perds, ou les monstres les mangent, ou tu es trop préoccupé par ta survie au jour le jour pour te donner la peine d'en avoir. Résultat, une fois devenu adulte et à la recherche d'un boulot ou d'une place à l'université, tu te retrouves bien embêté. »

« Je te parie que c'est la stratégie des monstres pour nous garder marginalisés et plus faciles à tuer en douce » était intervenue Calixte de sa voix la plus tragique.

« Merci pour la minute chapeau en alu » avait ricané Démona. « Tout ça pour te dire, frérot adoré, que notre chère Colonie est un repère de faussaires hors normes. En passant, inutile de me baiser les pieds pour avoir personnellement rédigé ton nouveau certificat de naissance et ton livret scolaire pour l'école primaire. Mes pauvres doigts ont failli tomber à force d'écrire ! »

Apparemment, chaque bungalow détenait son propre livret de famille, où était religieusement inscrit le nom de chaque pensionnaire en situation irrégulière afin de fournir – si besoin était – une profusion de tantes et d'oncles et de cousins plus ou moins éloignés en mesure de constituer une identité toute neuve.

De fait, Kevin Thompson avait été enregistré auprès de l'état civil de New York comme le fils de Gabrielle Moore, humble vendeuse à domicile de foulards, ceintures et autres accessoires en tissu brodé, jeune demi-frère de Julie Price et Aurélia Moore. La femme voyageant dans l'ensemble des États-Unis afin d'effectuer son démarchage, les trois enfants avaient été scolarisés à domicile avant d'être finalement placés dans une institution privée afin de bénéficier d'un milieu plus stable, qui leur permettrait de fréquenter une école unique.

« Qui c'est, Gabrielle Moore ? » avait voulu savoir Kevin, ébranlé par la perspective de se voir imposer une parfaite inconnue en guise de génitrice.

« Ne t'inquiète donc pas, ça fait déjà cinq ans et demi qu'elle est morte. Une bonne mort, en plus, vu que ça lui est arrivé alors qu'elle cherchait des gamins pour leur indiquer le chemin de la Colonie. Je suis sûre qu'elle serait d'accord de te laisser prétendre être son fils » avait affirmé Libby.

« Et comme ça, tu partages notre maman, à moi et Aurélia » s'était empressé d'ajouter Julie. « Bon, c'est déjà le cas, mais là c'est aussi par écrit, alors... »

Intérieurement, Kevin n'avait pu s'empêcher de se demander quel genre de souci traversaient Julie et Aurélia concernant leurs familles biologiques pour décider de leur préférer une morte qu'elles n'avaient même pas rencontré en guise de parent. Néanmoins, la question n'avait pas franchi ses lèvres.

Vu ses propres antécédents et son refus ne serait-ce que d'y penser, il était la personne la moins autorisée à fouiner dans le linge sale des autres.