Quand la lettre arriva enfin, Kevin avait immédiatement sauté dessus avant de courir se cacher derrière les écuries afin de pouvoir la lire en paix, sans une horde de regards curieux penchés par-dessus son épaule. S'il s'agissait d'un rejet, il ne voulait pas l'apprendre devant ses sœurs, bon sang ! Il avait sa fierté !

Ce n'était pas un rejet.

Cher Monsieur Thompson, à la suite de votre audition du 12 mai 1985, nous avons le plaisir de confirmer votre inscription dans notre programme d'été. Celui-ci commencera à la date suivante…

Les pégases et chevaux de la Colonie étaient extrêmement bien dressés par les enfants de Déméter, mais ils n'en bronchèrent pas moins et paniquèrent en face du hululement strident et prolongé qui s'éleva en conséquence de la lecture de cette lettre. Deux allèrent carrément jusqu'à s'échapper de leurs box pour aller cavaler du côté de la forêt.

La conseillère du bungalow Déméter n'avait pas été contente de Kevin, le foudroyant du regard tandis que trois de ses frères couraient rattraper les montures errantes et les rassurer avant qu'elles ne se fassent dévorer par un monstre rôdant sous le couvert des arbres, puis le condamnant à venir changer la litière et ramasser le crottin pendant l'été à venir en guise de pénitence. Besogne ô combien infamante pour qui abominait les mauvaises odeurs.

Kevin reçut son châtiment de bonne grâce ; il avait fauté, après tout, et ce n'était pas comme si Angelica Parker l'avait jeté en pâture à une plante carnivore alors qu'elle mourait visiblement d'envie de le faire. Aussi, il était trop occupé à nager dans l'ivresse de la réussite pour s'en soucier. Plus tard, lorsqu'il devrait mettre les mains dans le caca, il râlerait peut-être, mais là on était dans le présent.

Bien entendu, sa horde de sœurs était ravie, tout en le taquinant plus ou moins gentiment sur sa réaction et lui répétant qu'elles avaient prédit son succès, et pourtant tu te mets dans un état pareil, c'est pas sérieux, mon loulou. Et de confesser qu'elles avaient déjà prévu de fêter l'arrivée de la lettre.

Quand il disait que tous les prétextes étaient bons pour que les filles d'Aphrodite se jettent sur le chocolat et les desserts…

Magnanimement, il exigea de pouvoir inviter Janis, vu qu'elle avait été son coach et méritait donc de partager le succès avec lui. Demande qui fut aussitôt acceptée et transmise au bungalow d'Apollon, recevant une réponse si prompte que l'un des pensionnaires avait dû prédire la chose.

« Je vous préviens, dites adieu au caramel quand je suis là » proclama la blonde en arrivant au bungalow rose spécialement décoré pour l'occasion, « parce que toutes vos réserves m'appartiennent, et toutes celles des autres aussi. »

Louison lui concéda l'exclusivité du pop-corn au caramel, au grand daim d'Irma et Calixte qui partirent se consoler avec le pain à la banane. Janis passa le restant de la soirée vautrée sur le sofa, l'air très contente d'elle-même et le seau de pop-corn installé sur les genoux pour lui permettre de grignoter tout à son aise.

Sur insistance de Libby, Kevin consentit à démontrer sa chorégraphie – qu'il avait tenue secrète sous le coup d'une vague terreur superstitieuse. Si le côté technique passait un peu au-dessus de la tête des filles, elles n'en admirèrent pas moins son énergie et sa concentration qu'elles saluèrent d'une tempête d'applaudissements. La nuque en feu, le garçon répondit par sa meilleure révérence.

Une fois les gâteaux terminés, Janis repartie avec le seau de pop-corn pas tout à fait vide, les guirlandes rangées au placard, les dents lavées et les pyjamas enfilés, tout le monde fut au lit et Kevin put enfin ruminer le fait qu'il venait de recevoir une lettre d'inscription dans une école prestigieuse.

Cette lettre n'était pas celle l'acceptant comme élève à Poudlard.

Depuis sa naissance, Regulus Black savait qu'il devrait un jour aller à Poudlard c'était un acquis, une certitude sur laquelle reposait le monde autant que l'affirmation que le ciel était bleu et que la pluie mouillait. Ce n'était pas une raison de se réjouir, c'était tout bêtement inévitable.

Kevin Thompson n'avait aucune obligation d'aller à Poudlard. Kevin Thompson n'avait pas eu la certitude absolue que la School of American Ballet le prendrait comme élève. Kevin Thompson avait célébré sa lettre d'inscription avec ses sœurs.

Kevin Thompson avait commencé comme une tentative de ne plus être Regulus Black, mais à présent le garçon se rendait compte que ça marchait drôlement bien. Tellement bien que c'était un peu effrayant – il avait l'impression d'un immense fossé se creusant entre ses deux noms, ses deux identités, menaçant de se changer en canyon, en précipice, en abysse.

Est-ce que… est-ce qu'il voulait continuer à élargir ce fossé ? Est-ce qu'il voulait faire marche arrière, tenter de bâtir un pont pour réunir les deux rives ?

S'il laissait Regulus Black définitivement derrière, Andy allait pleurer et lui transformer les oreilles en vieux pruneaux. Elle avait eu tellement peur après sa fugue, à l'imaginer découpé en morceaux et fourré dans une poubelle anonyme, s'il lui disait qu'il comptait définitivement renoncer à être Regulus Black alors que c'est pour ce garçon qu'elle s'est autant inquiété, et bien, il y avait de fortes chances pour que ce soit elle qui le découpe en morceaux avant de le fourrer dans une poubelle anonyme.

Mais s'il renonçait à Kevin Thompson, ce sont Libby et Aurélia et Louison et les autres résidentes du bungalow d'Aphrodite qui vont pleurer et jeter un linceul au feu pour lui. Quoique, Démona n'était pas tellement le genre à pleurer, plutôt à confectionner une effigie de cire pour vous maudire copieusement jusqu'à ce que vous regrettiez énormément et veniez ramper à ses pieds pour implorer grâce.

C'était compliqué d'être un demi-dieu. Et encore, il ne chassait même pas les monstres, cantonné qu'il était à la Colonie avec toutes ses défenses et une tripotée de cousins tellement plus expérimentés que lui pour ce qui était de casser la figure à quiconque déciderait de vous regarder d'une drôle de manière.

Lorsque Regulus et Sirius étudiaient le latin sous la houlette de leur – d'Orion Black, qui avait insisté que l'étude des langues anciennes leur permettrait de mieux comprendre les incantations qu'ils apprendraient à l'avenir, ils avaient entendu le terme lîmen, le seuil. Un mot qui avait engendré liminarité, l'ambiguïté et la désorientation attribués à quelqu'un qui a renoncé à sa nature précédente mais n'en a pas encore acquis une nouvelle. La confusion de l'entre-deux.

Avec un parent divin et un parent mortel, un demi-dieu était coincé de manière permanente entre les deux natures, mais ça, c'était encore le degré supérieur : deux personnalités entièrement différentes, et il lui faudrait en choisir une.

… Dit de la sorte, Kevin avait l'impression de souffrir d'un dédoublement de la personnalité. Ou d'une possession démoniaque – même les mortels savaient que c'était un risque, il avait entendu deux des frères de Jess discuter d'un film intitulé L'Exorciste démontrant la procédure.

Peut-être qu'il devrait en parler à Janis. Un de ses frères et sœurs devait bien avoir du talent pour la psychiatrie, c'était pas un domaine de la médecine, ça ? Elle aurait forcément entendu quelque chose d'utile. Quelque chose qui lui donnerait moins l'impression de se dédoubler.

L'impression que quoi qu'il fasse, il trahirait quelqu'un à qui il ne voulait pas faire ça, qui ne méritait absolument pas ça.