Tous les demi-dieux devaient apprendre à combattre. Dans un monde où ils faisaient à la fois figure de chasseur et de proie, c'était une matière incontournable du curriculum. Un demi-dieu qui ne pouvait pas combattre avait un autre nom, Jess avait déclaré en riant un soir d'été, et c'était cadavre.
Les enfants d'Arès avaient un humour assez noir, aussi cruel et méchant que possible. Vu leur géniteur, ce n'était pas franchement une surprise ; plus c'était ignoble, plus ça plaisait au dieu de la guerre sanglante et brutale.
Entre les murs du bungalow rose, les filles échangeaient à l'occasion des blagues si salaces que les oreilles de Kevin en sifflaient plus fort qu'une locomotive à vapeur. Quand votre mère présidait aux relations amoureuses et sexuelles, ça vous donnait de drôles d'idées sur ce qui était comique et ce qui ne l'était pas.
Pour en revenir au combat, on aurait cru que les enfants d'Arès se feraient une joie de l'enseigner au reste des pensionnaires du camp. Hélas, c'était bien rare de trouver un instructeur suffisamment doté de pédagogie pour ne pas se contenter de cogner ses étudiants au sein du cinquième bungalow – il y avait nettement moins de chance d'échouer dans cette tâche en fouillant du côté de chez Athéna, même si les rejetons de la déesse de la sagesse aimaient vous écraser de leur supériorité.
Tout le monde devait apprendre à se servir d'un couteau. Même si vous décidiez de vous contenter d'une épée plus tard – car en y réfléchissant bien, une épée n'est jamais qu'un couteau avec une lame très longue. Cet apprentissage reposait sur deux règles fondamentales : le bout pointu doit être planté dans l'adversaire, et l'adversaire n'est pas autorisé à enfoncer l'extrémité pointue de sa propre lame dans votre corps.
En dehors de cela, tout était permis. Faire des croche-pattes à l'adversaire, l'aveugler via lumière ou crachat dans les yeux, brailler si fort que ça déconcentre le gars en face ou l'oblige à tout lâcher pour se boucher les oreilles, absolument tout.
« La règle essentielle du combat pour la survie » soutenait le fils d'Arès qui faisait des démonstrations de lutte et de boxe à quiconque se montrait assez bête et courageux pour l'affronter dans l'arène, « c'est qu'il n'y a pas de règle. Tu restes en vie, ou tu gagnes, et pour y arriver, tous les coups, je dis tous, sont plus que permis, ils sont anticipés ! »
Terrifiante perspective, surtout pour Kevin. En dépit de la certitude qu'il deviendrait grand, le sang Black coulant dans ses veines garantissait qu'il plafonnerait à un mètre quatre-vingts-cinq et des poussières, il ne savait pas s'il gagnerait les muscles venant avec une taille si respectable. Dans la haute société sorcière de Grande-Bretagne, les familles jugeaient vulgaire d'en venir aux mains – à quoi bon avoir une baguette si c'est pour se conduire en moldu !
Mais Kevin n'avait pas de baguette actuellement, et il savait qu'une fois ce manque pallié, il n'emporterait pas sa baguette partout, et qu'il risquait de la voir brisée dans un conflit ou un autre. Les quelques enfants d'Hécate présents à la colonie insistaient pour employer de longs bâtons, ressemblant à des bourdons de pèlerin, quand ils devaient utiliser des instruments pour canaliser leur sorts. Ça ou ils optaient pour la route talismans et autres amulettes.
« C'est toujours moins fragile que du bois, même si on te regarde d'un drôle d'air quand tu sors dans la rue ! »
Pour ceux auxquels le corps-à-corps répugnait, tirer à l'arc était placé sous la tutelle des rejetons d'Apollon, qui ne voyaient généralement pas de problème à partager leurs flèches et leurs cibles. Bien sûr, il fallait savoir viser et ne pas perdre sa concentration quand la corde vous cognait le bras et vous éraflait les doigts.
Suite à sa malencontreuse rencontre avec la dénommée Lucy, Kevin préférait se tenir à l'écart de cette discipline. Il ignorait si la jeune fille lui gardait toujours rancœur de l'avoir relookée hideusement, mais c'était toujours mieux de se montrer trop prudent plutôt que pas assez. D'autant qu'elle lui avait semblé rancunière, il ne serait pas surpris qu'elle lui fasse un mauvais coup juste avant que son crime ne tombe dans la prescription.
À la place, il observait une fille de Némésis, deux morceaux de charbon en guise d'yeux dans son visage plein d'angles, écrasant le sol sous le mépris royal de ses longues bottes quand elle marchait – une démarche d'impératrice, et Kevin était son sujet conquis, prêt à rouler sur le ventre au premier claquement de son fouet.
Car elle maniait le fouet, cette impératrice noiraude dont la moue exaspérée relevée de cruauté aurait rendu Bella verte de jalousie. Sa façon d'honorer sa déesse mineure de mère, et combien de passion elle mettait dans le maniement de sa cravache de cuir foncé – elle possédait apparemment un autre fouet en bronze céleste, réalisé par les forges du neuvième bungalow, mais n'employait celui-là que contre les monstres qu'elle voulait tuer plutôt que les camarades avec lesquels elle était sensée s'entraîner.
Armée de son fouet en simple cuir, elle réussissait à décapiter un mannequin en plastique situé à deux mètres de distance. Si Kevin clignait des yeux, il ne voyait pas la manœuvre, et même en les gardant ouverts si grands que ses paupières brûlaient, elle se montrait si rapide que l'action en devenait floue.
Si elle avait remarqué sa présence, elle ne pipait mot. Néanmoins, ses gestes se faisaient nettement plus télégraphiés qu'au début, lorsque le jeune fils d'Aphrodite l'avait vue pour la première fois.
Son essaim de sœurs trouvait amusant de le taquiner sur son béguin, regardez cette préférence pour les filles qui font peur, mais elle a visité ta cousine, forcément que ça laissait des traces de grandir avec quelqu'un comme ça. Elles n'y comprenaient rien, elles confondaient l'admiration avec la passion, mais elles étaient les filles de la Dame des Colombes, leurs jolies têtes étaient programmées pour voir des couples partout, surtout là où il n'y aurait pas dû.
Jess lui faisait la tête.
« Viens essayer la hache » essayait-elle de l'inviter.
« Je croyais que c'était l'heure de la leçon de combat, pas l'heure des apprentis bûcherons » lui rétorquait-il en guise de dérobade, louchant sur les bras de son interlocutrice avec la crainte vague qu'elle le soulève par la taille et le porte jusqu'à l'arène, quelle scène ils feraient tous les deux, Kevin n'y survivrait pas.
« Franchement, t'as vu la forêt qu'on se coltine ? On mélange les deux, facile ! »
Il finissait par s'enfuir en courant, elle le pourchassait en le traitant de tous les noms et en l'accusant copieusement de lâcheté. Malheureusement pour Jess, Kevin était imbattable dès qu'il s'agissait de fuir une fille décidée à lui infliger une activité qu'il redoutait. Les enfants d'Hermès complimentaient ses jambes pâles en souriant d'un air goguenard, voulant savoir si ça l'intéresserait de courir le marathon un jour.
Kevin refusait toujours ; pourquoi donc voudrait-il rejouer une épreuve ayant causé la mort de l'homme annonçant la victoire de la bataille lui ayant donné son nom ? En voilà une bizarrerie de l'espèce humaine, pire que de manger exprès du piment alors que le reste des animaux recrachait l'aliment !
Plus il grandissait, plus le garçon se disait que l'homme en tant que race était irrationnel. C'était sans doute pour cela que les dieux ne s'en débarrassaient pas, trop occupés à se demander ce que les mortels allaient encore inventer.
Kevin se demandait si c'était flatteur ou déprimant. Si ça se trouvait, c'était les deux.
