Le 3 octobre 1985 vit la navette spatiale Atlantis effectuer sa mission inaugurale. Le bungalow d'Athéna ne pouvait parler que de ça, et très franchement, entre l'envoi d'êtres humains en orbite et les enfants de Déméter se lamentant sur la présence de moustiques tigres au Texas parce que le réchauffement climatique vous détraquait la planète, Kevin savait ce qu'il préférait écouter, et de loin.

La première fois qu'il avait entendu Gray Masters aborder le sujet, il avait tout d'abord cru que c'était une grosse plaisanterie. Se perdre dans une dimension alternative, oui, c'était tout à fait réalisable – les sorciers n'en étaient plus à leur première bévue, et les demi-dieux effectuaient fréquemment des périples dans les domaines de leurs parents et des monstres assez puissants pour en avoir. Mais quitter carrément la planète ? À d'autres !

Sauf que les mortels n'avaient apparemment jamais entendu que c'était impossible, alors ils l'avaient fait. Parce que la première impulsion de toute créature douée d'intelligence lorsqu'elle voit quelque chose, c'était de toucher, et s'il existait bien une vue que tout le monde avait l'opportunité d'admirer rien qu'une fois dans sa vie, c'était le ciel nocturne rempli d'étoiles.

Bien sûr que les mortels avaient décidé que même le ciel n'était plus une limite valable. De juillet 1969 à décembre 1972, douze personnes avaient osé marcher sur la Lune.

Kevin avait failli tomber en syncope en apprenant l'existence des missions Apollo. Une fois remis de sa faiblesse, il avait timidement demandé si ça n'avait pas fâché Séléné ou Artémis, de recevoir des visiteurs humains.

Calixte avait fait la moue.

« Ça fait des lustres depuis que quelqu'un a vu Séléné, il y en a même qui racontent qu'elle est morte parce qu'elle en avait assez du monde comme il se développait. Pour ce qui est de la maîtresse de la chasse, et ben, c'était la mission Apollo, placée sous les auspices de son frère. Quand ton frère t'envoie des visiteurs, tu ne peux pas exactement les transformer en lapins cornus, ce ne serait pas poli. »

Franchement, Kevin nourrissait de gros doutes sur ce dernier argument. Il ne pouvait pas nier un attachement indéniable à son bataillon de sœurs, mais ça ne signifiait nullement qu'il ne rêvait pas de les changer ainsi que toutes leurs copines en troupe de dindons, juste occasionnellement.

(et à plus d'une reprise, Sirius a menacé Reggie d'apprendre la métamorphose uniquement pour le réduire à l'état de cancrelat, sans même être en colère, juste pour l'embêter et le terroriser)

Au fait de noms, il pouvait comprendre la logique de baptiser une navette spatiale Apollo, même si la mission visait à marcher sur la Lune et non le Soleil, mais pourquoi nommer une navette Atlantis ? L'espace n'était pas l'océan !

« C'est à cause d'un voilier qui porte le même nom, le tout premier à servir pour faire des recherches sur les sciences marines. D'accord, ça pousse un peu le bouchon, vu que c'est intrinsèquement un nom lié au deuxième des Trois Grands qui empiète dans le domaine du premier, mais si la navette ne dégringole pas du ciel, ils ont dû trouver un compromis, tu ne crois pas ? »

Là-dessus, rien à répondre. Kevin s'était incliné, avait remercié sa sœur pour lui avoir apporté ses lumières, et s'en était parti rêvasser comme tant d'autres gamins vivant en Amérique.

Des gens dans l'espace. Si on pouvait marcher sur la Lune, pourquoi pas sur Mars ? Pourquoi ne pas carrément quitter le système solaire ? Pourquoi ne pas oser visiter la constellation d'à côté ? Pourquoi ne pas faire un petit tour dans une autre galaxie ?

Tout d'un coup, le monde avait rétréci à la manière d'une peau de chagrin, devenant pas plus gros qu'une bille bleu et blanc perdue dans une gigantesque maison. Kevin en attrapait des vertiges.

Remarquant son émoi, Janis avait décidé d'empirer la chose (il ne savait pas si c'était par pitié ou un accès de cruauté digne de Démona dans son humeur la plus taquine) en lui prêtant une collection de cassettes soigneusement étiquetées Star Trek, saison 1, 2 et 3.

« Qu'est-ce que c'est supposé être ? »

« Regarde les donc, et tu verras. »

La blonde défigurée niait avoir hérité du talent prophétique, mais ses yeux bleus brillaient d'une manière drôlement suspecte alors qu'elle disait cela, comme si elle savourait d'avance la réaction de son élève de courte durée. Enfin, avec elle, Kevin avait la certitude que ça ne finirait jamais par le voir subir une humiliation abjecte, donc il ne s'était pas méfié.

Et c'était ainsi qu'il avait succombé sous l'assaut de l'Enterprise et de son équipage, parmi lesquels le docteur McCoy était loin d'être inoffensif. Oui, il était docteur, et pas aussi casse-cou que Kirk ni aussi intelligent que Spock, mais la pure détermination qu'il avait à faire son travail envers et contre tous les obstacles, en dépit de se trouver poursuivi par des aliens hostiles ou de ne rien connaître à l'anatomie d'un rocher vivant ? Ça, Kevin pouvait comprendre.

Louison était la seule à approuver son choix d'idole, enamourée qu'elle était du Lieutenant Uhura.

« Je sais pas si tu réalises à quel point c'est révolutionnaire » avait-elle soupiré, « de voir une femme noire à la télé qui n'est pas reléguée à faire le ménage ou s'occuper des gamins. Tiens, le producteur voulait carrément mettre une dame comme vice-capitaine, mais les étroits ont refusé tout net sous prétexte que c'était sa petite copine. »

« C'est quoi, un étroit ? Un étron, mais prononcé différemment ? »

« Ah, pas mal et pas si loin de la vérité » avait gloussé la fille plus âgée, les frisettes de sa coupe afro se trémoussant sous l'effet de son rire. « En fait, c'est un esprit étroit, mais raccourci. Ces gens-là, ils ne peuvent pas supporter quand les autres sont heureux. »

Kevin trouvait intérieurement la définition trop simpliste, mais il pouvait voir comment une série télévisée qui prêchait la compréhension et la tolérance les mettrait en colère. C'était tout bêtement l'incarnation de ce qu'ils détestaient.

Les gens qui l'avaient élevé pendant neuf ans détesteraient probablement aussi Star Trek. D'abord et avant tout parce qu'il s'agissait d'une création moldue, impossible de contourner cette origine vulgaire. Et puis parce que ça déclarait que les barrières entre les gens et les espèces n'avaient pas la moindre importance, que tout ce qui comptait était d'aller vers l'autre pour essayer de s'en faire un ami.

Il ne voyait pas Walburga ou Orion Black agir ainsi. Il ne pouvait même pas imaginer Sirius faire ça, même pour enrager les gens l'ayant mis au monde, et le reste de la famille Black, n'en parlons pas – Bellatrix commettrait un massacre d'entrée de jeu.

Andy… Kevin ne savait pas pour Andy, vu la poursuite insistante que Ted lui infligeait. Peut-être que fréquenter un demi-dieu la pousserait à adopter une conduite différente, mais ce serait dur – de tourner le dos à ses parents et ses sœurs, surtout en ayant conscience de ce qui arrivait à ces rejetons qui devenaient trop scandaleux pour mériter de figurer sur la tapisserie généalogique.

Égoïstement, il voulait qu'elle décide de courir le risque. Lui était déjà irrécupérable, il en avait trop vu et trop appris pour se glisser à nouveau dans le rôle du parfait héritier sang-pur sans déraper au bout d'un moment – il avait choisi une carrière de danseur, pas de comédien. Il y était résigné, mais pas à la solitude.

Il voulait juste quelqu'un qui saurait à quoi ressemblait l'enfance dans la maison Black, et avec qui il pourrait discuter de navettes spatiales et de concerts rassemblant des milliers de personnes. Il voulait une porte ouverte entre la moitié de lui coincée dans le monde sorcier d'Angleterre, et la moitié de lui qui grandissait parmi les demi-dieux d'Amérique.

Ironique, pour un garçon qui était lui-même un point de connexion entre deux mondes totalement différents.