Lorsque la Saint Valentin de 1986 arriva enfin, Kevin ne s'y attendait plus tellement – surtout parce que Jess avait décidé de le forcer à développer du muscle par tous les moyens possibles, que ce fusse en le pourchassant d'un bout à l'autre du camp jusqu'à ce que le souffle lui manque ou en l'accablant de coups de pied et de poing pour l'inciter à riposter et critiquant le manque de force derrière ses piteuses tentatives de se défendre.
Sa horde de sœurs trouvait ça mignon et croyait – horreur suprême – que la fille d'Arès exprimait ainsi son affection pour lui. Pour sa part, Kevin refusait de manger de ce pain-là, il n'avait guère de goût pour la maltraitance conjugale surtout avec lui dans le rôle de la victime. Principalement parce que les mâles étaient toujours considérés comme les agresseurs et si jamais la fille leur cassait la figure, ils l'avaient forcément cherché d'une façon ou d'une autre.
La période entre Noël et la Saint Valentin avait également vu le bungalow rose accueillir deux nouvelles pensionnaires, la très catholique Maria Rosita qui souffrait d'une crise de foi depuis qu'un satyre l'avait sauvée d'une meute de chiens enragés et ramenée à la colonie, et la fermement snob Lacey qui avait des opinions sur les bouseux et le trou dans lequel lesdits bouseux l'obligeaient à se terrer. Respectivement douze et quatorze ans, si bien que Kevin était toujours le plus jeune résident du bungalow d'Aphrodite, à son intense déplaisir.
Vraiment, le jour où il ne serait plus le bébé ne pouvait pas arriver trop tôt, et ce jour-là il ne manquerait pas de tyranniser sans merci la misérable sœur qui écoperait de son affligeant statut – vu la fréquence à laquelle la Dame des Colombes engendrait des filles, il y avait nettement moins de chances pour que ce soit un frère.
Entre Jess qui le tourmentait sans pitié sous prétexte de le préparer à survivre dans le monde extérieur à la Colonie, ses sœurs toutes nouvelles qui avaient assez de problèmes pour un régiment militaire au grand complet et ses études autant scolaires qu'artistiques, Kevin avait tout bêtement perdu le fil du temps et permis à la date de le saisir au dépourvu.
C'était un brin humiliant. Surtout lorsque votre essaim de grandes sœurs décide que chanter Joyeux Anniversaire à pleins poumons lors du petit déjeuner, quand le restant des campeurs émergeait à peine des miasmes de l'inconscience, était une excellente idée et devait être mise en œuvre sans perdre de temps. À tous les coups, c'était la faute de Démona.
Néanmoins, il ne se plaindrait pas de l'initiative de Louison, qui avait préparé une fournée de chaussons aux pommes dorés et croustillants, empoussiérés de cannelle et servis presque brûlants avec de la glace à la vanille et du chocolat chaud.
L'apprentie pâtissière avait mérité l'étreinte enthousiaste et les deux baisers parfumés au dessert et à la crème glacée sur chaque joue, en dépit de ses protestations modestes sous les applaudissements du bungalow.
À part cela, les festivités avaient consisté en un tourbillon de félicitations, de câlins plus ou moins dangereux pour ses côtes encore occupées à grandir, de remarques sur les petits qui devenaient grands dès qu'on ne les surveillait plus d'assez près, de cartes fantaisies et de cadeaux.
Forcément, beaucoup de ces cadeaux avaient un rapport avec la danse. Il y avait une paire de chaussons noirs pour le jazz – pas ton registre, je sais, mais élargir ses horizons, ça ne fait jamais de mal – une cassette sur laquelle avait été écrite Don Quichotte – et n'oublie pas de lire le bouquin que j'ai mis avec, c'est toujours intéressante de comparer l'original avec l'adaptation, des fois on dirait deux histoires entièrement différentes – une boîte à musique dans laquelle se trouvait une ballerine en tutu rouge qui se mettait à tourner sur l'air de la Reine de la Nuit dans La Flûte Enchantée, un opéra allemand que Kevin n'avait jamais vu mais il avait suffisamment appris les détails pour réaliser que ce Mozart avait probablement croisé des sorciers à une période ou une autre de sa vie. Ça ou il avait eu affaire à quelque chose d'incontestablement surnaturel, le monde ne se limitait pas aux mortels et à la société sorcière comme le prouvait l'existence des dieux et de leur progéniture.
Une Jess assez grognon lui avait offert une paire de chaussures Converse noires à lacets blancs, ornées d'une étoile blanche sur la cheville, déclarant que s'il était déterminé à n'être qu'un trouillard qui fuyait plutôt que de se battre, il lui fallait des godasses appropriées à une évasion prompte. Kevin croyait se rappeler que la marque Converse avait été conçue pour jouer au basket plutôt que pour la course à pied, mais il n'en remercia pas moins la fille d'Arès.
« Admirez l'évolution des mœurs » soupira Irma tandis qu'elle assistait à la scène, « de nos jours, ce n'est plus le prince charmant qui retrouve la pantoufle de verre, c'est Cendrillon qui achète les pantoufles et les offre à son prince. »
Au sein de la Colonie des Sang-Mêlés, un nouveau pensionnaire se familiarisait vite avec la mythologie grecque et les classiques de cette culture, type fables d'Ésope, mais ça n'empêchait pas la pop culture de se tailler une jolie place. Et après un peu plus d'un an plongé dans le bain, Kevin avait largement pu se familiariser avec les contes de fées que préféraient les mortels.
À titre personnel, il croyait fermement que la pantoufle de la dénommée Cendrillon était une pantoufle en fourrure. Tant pis pour les sorts jetés dessus afin de la rendre incassable et confortable, une chaussure en verre n'était tout bonnement pas pratique pour deux sous.
Et si Jess avait été dans la situation de Cendrillon, elle aurait coupé la gorge à sa belle-famille plutôt que de s'asseoir dans les cendres de la cheminée et pleurer sur son sort. Certaines personnes ne sont pas faites pour se glisser dans la peau d'une héroïne de conte, ou alors il faudrait revisiter le Petit Chaperon Rouge pour la voir piquer la hache du bûcheron et réduire le loup en tronçons de viande bien sanglante alors qu'il était empêtré dans la chemise de la grand-mère et incapable de fuir.
Mais la surprise restait le cadeau envoyé par Andy, pas tellement une surprise parce que c'était la plus gentille des filles d'oncle Cygnus, mais en même temps une surprise parce que Kevin ne s'attendait pas à recevoir quoi que ce soit venant de la famille l'ayant élevé pendant la majeure partie de sa vie.
Bon, Walburga et Orion et même Sirius avaient envoyé des cartes, mais il s'agissait de cartes formelles, exprimant poliment des félicitations pour les dix ans de Regulus Black. C'était le type de carte que Kevin pouvait écrire, mais pas celle qu'il choisirait volontiers d'écrire après avoir été influencé par sa horde de sœurs et son demi-frère et le reste du camp.
Le paquet contenait un livre, Rituel et Règne : des Sociétés Magiques Anciennes et de leurs Traditions, et rien qu'en le feuilletant Kevin soupçonnait l'ouvrage d'avoir été pioché dans la bibliothèque personnelle d'oncle Cygnus – plus d'une anecdote n'aurait pas été approuvé par le Ministère.
Le garçon se doutait vaguement de la raison pour laquelle Andy avait choisi ce livre en particulier : plusieurs chapitres décrivaient les coutumes des tribus celtes qui peuplaient la Grande-Bretagne avant l'arrivée des Romains, et les conflits engendrés par la collision entre les autochtones et l'Empire conquérant.
Kevin Thompson n'était pas un enfant de Rome, mais il était l'enfant du panthéon qui avait inspiré l'Empire Romain. Et les dieux avaient la mémoire longue, aussi longue que leur existence.
Ce ne serait pas une bonne idée de rallumer les mauvais souvenirs, rien que par son ascendance et son manque de bonnes manières. Personne ne voulait déclencher une guerre entre panthéons, après tout.
