Dès qu'il avait été informé de son inscription à Poudlard et du fait que non, il ne pourrait pas s'y rendre avant d'avoir atteint un âge prédéterminé, Sirius avait nourri la conviction que son onzième anniversaire serait le pire de tous ceux qu'il fêterait. Il était né en novembre, après tout, et cela voulait dire qu'il devrait attendre pratiquement encore dix mois avant de découvrir la fabuleuse académie, vous parlez d'une déveine !

Franchement, ça n'aurait pu être pire que s'il était né dans la première moitié de septembre, parce qu'alors il aurait dû vivre avec le fait accablant qu'il avait vu le jour à peine trop tard, de quoi devenir fou furieux sous le coup de la frustration.

Sirius avait fermement entretenu cette conviction jusqu'à la disparition de Reggie – jusqu'à ce qu'il lui faille fêter son anniversaire sans Reggie, jusqu'à ce qu'il lui faille célébrer l'anniversaire de Reggie sans Reggie.

Et ça, c'était juste… Sirius ne savait pas exactement ce que c'était, mais il savait qu'il n'aimait pas du tout, qu'il donnerait n'importe quoi pour que ça disparaisse. Que ce ne soit plus que l'ombre d'un mauvais rêve, le genre qui se dissipe à la première lueur du jour derrière les rideaux barrant la fenêtre.

Ça faisait bientôt plus d'un an que le jour ne suffisait plus à dissoudre les cauchemars entre les murs du 12, square Grimmaurd.

Ses parents… ne parlaient pas de Reggie. À croire qu'ils n'avaient jamais eu de second fils, qu'ils n'attendaient que l'opportunité de s'en débarrasser, de laisser l'ancienne maîtresse d'Orion récupérer sa progéniture adultérine et d'effacer la trace indélébile infligée par l'infidélité conjugale.

C'était facile de détester Père pour cela, pour sa froideur et sa détermination à prétendre que tout était en ordre, comme si le monde n'avait pas basculé sur son axe. Détester Mère avait été simple, avant cette nuit où Sirius avait été réveillé par un son étouffé dans la chambre en face de la sienne – il avait bêtement, naïvement cru que Reggie était revenu, mais ce n'était pas Reggie en train de pleurer doucement dans l'oreiller qu'il avait aperçu par la porte entrouverte.

Sirius n'avait jamais vu sa mère pleurer avant cette nuit. Il avait eu l'impression désagréable d'avoir craché sur quelque chose de fragile et précieux, et il était reparti se coucher sans dire un mot, sans que Walburga puisse le voir.

(au fond de lui, Sirius se demande si peut-être il aurait dû rester, essayer de consoler sa mère, mais qu'aurait-il pu dire, c'est aux mères de consoler les enfants et non l'inverse, et la Noble et Très Ancienne Maison de Black n'a que faire des pleurnicheries et gémissements)

(mais elle pleurait toute seule dans le noir)

Après cette nuit, c'était… difficile de détester Mère. Pour plus de choses que son refus de parler de Reggie, en fait. Walburga Black n'était plus seulement l'impérieuse, hautaine matriarche qui régentait la maisonnée d'un poing de fer et n'envisageait même pas l'utilité d'un gant de velours.

Sirius n'avait jamais envisagé qu'il verrait un côté différent, secret, douloureusement intime de la femme lui ayant donné la vie, et c'était une connaissance qui lui répugnait un peu. Qui lui donnait envie de la chasser à jamais de son esprit, un peu, mais il ne savait pas comment s'y prendre et aussi… c'était Mère. Peu importe le visage qu'elle arborait, elle était toujours sa mère.

Son grand-père Arcturus adorait répéter que les enfants étaient idiots, mais que l'âge et l'expérience les obligeaient à considérer la vie différemment. Si c'était ça que le chef de famille avait en tête, Sirius n'appréciait pas beaucoup la perspective de grandir et devenir un adulte.

D'un autre côté, grandir signifiait qu'il pourrait enfin quitter le 12, square Grimmaurd – pourrait enfin échapper aux ombres et au silence qui menaçaient de l'étouffer sous leur poids de plus en plus insistant chaque jour – pourrait aller à Poudlard pour se servir d'une baguette à lui, se faire des amis qui ne feraient pas partie des autres familles bien nées que fréquentait la sienne, retrouver Reggie.

Parce que Reggie viendrait à Poudlard, forcément. Peu importe ce que cette femme, l'ancienne maîtresse d'Orion s'imaginait, Reggie héritant d'un pouvoir particulier à sa lignée ne gommait pas son appartenance à la famille Black, et les Black allaient à Poudlard depuis quatre siècles. Briser une tradition si ancienne rien qu'à cause d'un adultère et d'une prise de bec sur qui devrait avoir la garde d'un rejeton ? À d'autres !

Reggie viendrait à Poudlard, il n'avait pas le choix, et quand Sirius le reverrait enfin il lui bondirait dessus et l'engueulerait comme du poisson pourri pour s'être sauvé en pleine nuit sans mot dire, pour avoir abandonné son frère sans prévenir, pour avoir refusé de revenir alors qu'il avait eu le choix.

S'il s'avérait que Reggie ne l'avait pas eu, ce choix, Sirius l'enlèverait carrément. Ce serait facile, fourrer son petit frère dans sa malle – une malle digne de ce nom avait toujours des charmes pour agrandir son espace interne, et Reggie n'avait jamais été bien gros, Cissy pouvait le porter dans ses bras peu importe son âge et elle avait de la crème fouettée en guise de muscle – et le ramener par le train. Une fois à la maison, leurs parents ne le renverraient certainement pas, Père tenterait peut-être le coup mais au bout du compte Mère avait toujours le dernier mot, et Sirius savait ce qu'elle voulait réellement, après cette nuit dont il refusait de parler.

Deux personnes contre une, c'était la loi de la majorité. Le monde sorcier fonctionnait de manière plus ou moins démocratique, ça voulait dire que les lois étaient ce que la plupart des gens exigeait. Grand-père Arcturus trouvait que c'était une façon de fonctionner déplorable, parce que les gens étaient fréquemment stupides et votaient donc pour des lois stupides qui menaient à la lente et inexorable descente de la Grande-Bretagne dans la chienlit.

Même oncle Alphard, l'adulte le moins étouffant à être né dans la famille Black, avouait que la démocratie, c'était le moins mauvais des systèmes politiques et il était si complètement allergique à toute forme de politique qu'il passait son temps à faire le tour du globe, écrivant le récit de ses voyages pour les vendre à des gens qui n'avaient pas le temps ou les moyens de visiter eux-mêmes ou qui les avaient mais hésitaient sur la destination et le trajet à choisir.

La prochaine fois que Sirius aurait l'occasion de parler à oncle Alphard, peut-être qu'il devrait lui demander son aide. Un sorcier qui voyageait autant, il n'aurait sans doute pas de mal à retrouver l'endroit où habitait l'ancienne maîtresse d'Orion. Et s'il pensait que quelque chose n'allait pas, il interviendrait – Mère avait beau se plaindre que son plus jeune frère était un ingrat qui ne pensait qu'à lui, oncle Alphard restait conscient de l'importance de la famille.

Bien sûr, cela nécessitait que Sirius en apprenne davantage sur cette fameuse maîtresse, et ça s'annonçait compliqué parce que son père refusait obstinément d'aborder la question, et Sirius n'allait pas interroger sa mère sur la femme l'ayant rendue cocue – il y avait insolence et il y avait méchanceté, l'une passait et l'autre pas du tout.

Sa seule piste était l'intermédiaire, qui avait indiqué une boîte postale pour qu'ils puissent envoyer des lettres à Reggie – mais à quoi bon, si Reggie ne leur envoyait jamais un message de retour.

Mais Sirius était un Black, et les Black ne se décourageaient pas, ils forçaient le monde à les accommoder. Il trouverait un moyen.

Il n'y avait pas d'autre issue envisageable.