Le 19 février 1986, l'Union Soviétique décida de mettre en orbite une station spatiale. D'accord, la date marquait seulement le début des travaux avec le lancement du module centrale et il y avait fort à parier que les messieurs et dames du Kremlin ignoraient complètement l'existence d'un gamin vivant en Amérique qui était né cinq jours auparavant, mais en guise de cadeau d'anniversaire, vous pouviez difficilement trouver mieux qu'une station spatiale, le premier pas vers l'humanité de Star Trek et tant pis si ce n'était pas un pas effectué par les Anglais ou les Américains.
C'était certainement plus réjouissant à entendre que le désastre qui s'était produit en janvier quand la navette Challenger avait explosé à peine une minute après son envol et tué les sept astronautes à bord. Ce jour-là avait été nettement sombre à la Colonie des Sang-mêlés, et plus d'un pensionnaire avait adressé une offrande à Hadès pour que l'équipage reçoive une place dans les Champs Élysées – mourir afin de permettre à vos camarades humains de repousser la frontière de l'espace méritait cet honneur, au strict minimum.
En tout cas, c'était l'argument avancé par Libby pour tenter de consoler un Kevin sanglotant si fort qu'il ne tenait plus debout. Il espérait qu'elle ne se trompait pas, ou il aurait des mots avec le souverain des Enfers quand ce serait son tour d'y descendre – le plus tard possible, de préférence.
Enfin, la station spatiale, pour revenir à un sujet plus réjouissant. L'assemblage de celle-ci devait durer dix ans, pratiquement autant que les années déjà vécues par Kevin qui ne pouvait s'empêcher de considérer le chiffre intimidant dans ce contexte, et utiliserait des panneaux solaires afin de ne pas risquer une panne d'énergie aux conséquences absolument catastrophiques puisque les résidents – des résidents ! Des gens allaient vivre et travailler dans l'espace, suspendus au-dessus de la Terre ! Si ça, ce n'était pas une bonne raison d'attraper le vertige – devaient garder le module constamment pressurisé et recyclant les déchets, et il était impossible de faire ça sans électricité.
Ces résidents pourraient se monter à six pendant un mois, si on les laissait tranquille sans rien de plus qu'un contact radio occasionnel. Vivre un mois perché en orbite, c'était le genre d'expérience qui ne vous laisserait pas la même personne qu'avant, garanti sur facture, et Kevin en frissonnait de jalousie.
Ses sœurs n'arrêtaient pas de l'embêter, menaçant d'un ton blagueur d'informer Jess qu'il lui faisait des infidélités avec une station spatiale et lui demandant si c'était vraiment une raison d'être fier, d'éprouver un tel engouement pour quelque chose portant le même nom que la marque de liquide vaisselle.
Très drôle, cette pique. Si les filles s'étaient données la peine de chercher, elles auraient appris que Mir voulait dire la paix ou le monde en russe, et pourquoi avoir honte d'un nom pareil ? L'Union soviétique avait bien choisi.
Kevin se retrouva donc extrêmement bien disposé envers l'autre côté du Rideau de Fer, crime inimaginable pour un Américain de pure souche mais il était né en Angleterre et était d'origine grecque alors il estimait disposer d'une certaine liberté sur la question de ses affiliations, jusqu'au 26 avril, date à laquelle se produisit un évènement tout aussi marquant que la conquête de l'espace mais dans le sens contraire.
Au début, Tchernobyl n'avait pas l'air si grave que cela. Oui, une explosion dans un lieu où travaillent des centaines d'employés n'était jamais une bonne chose, mais il suffisait de réparer et d'améliorer les mesures de sécurité pour que ça ne recommence plus, n'est-ce pas ?
Sauf que la centrale nucléaire tapie dans les recoins de l'Ukraine n'était pas un lieu de travail ordinaire, comme l'avait déclaré Gray Masters quand une fille d'Hébé avait exigé de savoir pourquoi il se mettait dans un état pareil, ce qu'il avait interprété comme une invitation à recevoir un cours sur le nucléaire et parce que la connaissance se devait d'être partagée, tout le monde était invité à assister à la conférence qui se tiendrait dans l'amphithéâtre.
Kevin avait été réquisitionné avec Maria Rosita et Julie afin d'aider Louison à distribuer des jus de fruits et des gâteaux pour ceux qui en auraient envie, parce que les conférences tendaient à donner envie de grignoter. Mais au bout du compte, pratiquement personne n'avait gardé l'appétit tandis que le fils d'Athéna détaillait précisément ce qui arrivait à un organisme saturé de radiation.
Être un demi-dieu signifiait être condamné à une mort aussi brutale qu'ignoble, à moins de disposer d'une chance monumentale ou d'une habileté indécente pour que l'affaire soit glorieuse ou vienne à la fin d'une vie anormalement longue. Ça nécessitait un estomac solidement accroché, mais la perspective de vomir ses propres organes, de ne plus avoir de visage parce que la peau et les muscles avaient pourri et s'étaient décrochés de l'os – il y avait une mort ignoble, et puis il existait le degré supérieur à cela.
Et l'horreur ne serait pas limitée à l'Ukraine – le vent emporterait les particules radioactives pour les souffler sur l'Europe entière, de fines gouttelettes de poison invisibles à l'œil nu qui feraient des tumeurs partout dans le corps des malheureux qui seraient sortis au mauvais moment, et Kevin se sentait tout à coup nauséeux.
(Reggie ne risque rien de l'autre côté de l'océan, mais Sirius et Walburga et Andy et Cissy, est-ce que les protections magiques sur leurs maisons suffiront en guise d'écran, le vent mortel soufflera-t-il jusqu'en Angleterre, et Orion qui a toujours cru que les moldus ne pourraient jamais inventer quelque chose d'assez destructeur pour menacer la Grande-Bretagne magique, à quel point il se trompait, c'est pire que le pire de tes cauchemars)
Et les dieux n'avaient rien à voir avec cette catastrophe. Même la seconde guerre mondiale avait été influencée par les Olympiens, leur progéniture et divers autres joueurs dans le monde surnaturel, mais Tchernobyl était un désastre purement et entièrement humain, et c'était proprement terrifiant au niveau existentiel de réaliser que les mortels ne se contentaient plus de s'entre-tuer de manière toujours plus inventive, de ruiner leur environnement, non, ils tenaient désormais la méthode pour faire exploser la planète.
Et ils ne l'avaient même pas fait exprès.
Cette nuit, Kevin décida de se coucher dans le lit de Libby. Ça tombait bien, elle se sentait le besoin de serrer un nounours dans ses bras afin de dormir sans se réveiller couverte de sueurs froides, et Kevin n'était pas une peluche mais il était plus petit et adorait les shampooings et les savons fruités, alors il constituait un substitut acceptable.
Aucune des autres pensionnaires dans le bungalow d'Aphrodite n'avait objecté, y compris Démona, c'était tout dire sur l'étendue du traumatisme occupé à se répandre dans la Colonie des Sang-Mêlés. Kevin soupçonnait lugubrement que ce serait le sujet de la perle distribuée vers la fin de l'été à venir, tout comme le concert Live Aid avait été l'évènement le plus marquant de l'été dernier, et il détestait l'idée de se promener avec un rappel de ce genre d'horreur autour du cou.
Pourquoi ça ne pouvait pas être la station spatiale Mir ? Ça, il serait fier de s'en souvenir, mais non, il avait fallu que l'espèce humaine se repente d'avoir donné un si beau rêve à ses représentants et s'en était allé leur concocter une monstruosité pire que l'Hydre de Lerne et Cerbère conjugués souffrant d'une rage de dents pour chacune de leurs têtes.
Dans des moments pareils, le fils d'Aphrodite aurait voulu demander au Titan Prométhée si celui-ci regrettait d'avoir partagé le secret du feu, vu ce que les hommes en avaient fait.
