Malgré ses efforts acharnés pour en apprendre davantage sur l'ancienne maîtresse de son géniteur, Sirius avait été contraint de s'avouer vaincu. Pour un peu, il croirait que la femme n'existait pas du tout, ou qu'elle disposait d'une variante personnelle du Statut du Secret qui assurait que le moindre péquenot venant à découvrir son nom ou sa maison perdrait illico ses souvenirs.
Écrire à oncle Alphard ne l'avait mené nulle part, en dépit de s'être creusé la cervelle impitoyablement pendant une bonne semaine afin de dégoter les arguments les plus persuasifs, ceux qui convaincraient son oncle que Sirius courait véritablement un danger de mort s'il ne pouvait pas apprendre l'emplacement actuel du lieu de vie de Reggie. En vérité, l'Héritier de la Noble et Très Ancienne Maison de Black aurait dû subodorer que le globe-trotteur de la famille avait quitté l'Angleterre et n'y retournait que pour les évènements familiaux obligatoires pour une raison, celle de ne pas se retrouver traîné dans le désastre que pouvait devenir un conflit entre cousins et branches mineure et principale du clan.
Ça, et oncle Alphard ne pouvait rien trouver sans la moindre idée de ce qu'il cherchait. Oui, Sirius adressait à Reggie des piles et des piles de lettres demeurant sans réponse à l'adresse Colonie des Sang-Mêlés, New York, Amérique du Nord, mais s'agissait-il de la ville ou de l'état de New York ? Ladite Colonie était-elle un immeuble, était-elle un campement, était-elle un domaine privé ? Ajoutez à cela les risques d'écraser des orteils bien placés dans la société magique américaine – les gens là-bas étaient apparemment bizarres, à en croire tante Lulu qui avait suivi son mari ambassadeur à Washington et Philadelphie pour il ne savait plus quoi et qui avait trouvé l'expérience nettement déconcertante, et il n'était pas convaincu que ce soit parce que les ressortissants des États-Unis n'étaient qu'une horde de philistins crasseux qui ne reconnaîtraient pas les bonnes manières si celles-ci dansaient juste devant eux, comme se lamentait Grand-père Arcturus.
Tout ça pour dire qu'oncle Alphard avait répondu à la lettre désespérée de son neveu le plus âgé par une lettre remplie d'excuses et de bonnes raisons pour lui de ne pas fournir à Sirius ce que celui-ci l'implorait de lui donner. Au niveau intellectuel et rationnel, le jeune garçon pouvait comprendre et même accepter la trahison d'Alphard, mais son hérédité Black signifiait que son sang avait une fâcheuse tendance à bouillir vite et à ne refroidir que lentement, si bien qu'il avait décidé de bouder son oncle pendant un minimum de cinq ans, et oui c'était beaucoup et probablement mesquin, mais il n'en avait cure.
Si ses ancêtres pouvaient renier une des leurs simplement parce qu'elle avait épousé un Moldu, lui avait parfaitement le droit d'ostraciser son oncle. C'était le grand avantage d'appartenir à une famille de mages noirs connus pour leur sale caractère, vous pouviez vous montrer positivement odieux et vous feriez quand même figure d'ange à côté de vos ascendants.
Et puis Sirius n'avait plus eu le loisir de se morfondre sur la trahison familiale et la disparition de son cadet, car sa lettre d'entrée à Poudlard était arrivée.
Personne n'avait célébré quand le hibou avait été apporté à la table du petit-déjeuner pour y déposer une lettre fermée à la cire rouge décorée de l'emblème de l'académie sorcière. Pourquoi donc le faire, quand il était évident que l'Héritier pouvait faire de la magie depuis ses cinq ans et demi ? Tout au plus Orion avait-il soupiré et déclaré qu'il était temps.
Cette presque indifférence était encore préférable à la décision de Mère de vérifier qu'il n'avait rien oublié de l'étiquette à suivre dans le dortoir de Serpentard – bien sûr qu'il finirait à Serpentard, n'était-il pas membre de la Maison de Black, leur Héritier et futur patriarche – ni des directions à suivre pour ne pas se perdre dans les donjons, ni de la façon dont il devait interagir avec les autres maisons, et bien sûr les noms des rejetons recommandables qui ne manqueraient pas d'aller en cours avec lui et de partager sa salle commune, et ce serait une honte indélébile si jamais Sirius venait à commettre une maladresse par pure étourderie, pire encore que s'il cherchait à se montrer délibérément grossier et insultant. Serpentard pouvait pardonner l'arrogance et la cruauté, mais jamais la sottise.
La tête de Sirius résonnait douloureusement quand il allait se coucher le soir, sa matière grise menaçant de se liquéfier pour lui couler par les oreilles, ses yeux louchant à force de vertige. Son état était si pitoyable que Kreattur le regardait moins de travers que d'habitude et lui apportait constamment du thé et des scones pour le fortifier – à ce rythme-là, le jeune garçon ne rentrerait plus dans ses robes scolaires une fois monté dans le train, mais impossible de dire cela sans vexer mortellement l'elfe. Pour une fois que celui-ci se montrait tolérable…
Les emplettes pour les manuels, les robes et la baguette et tout le reste jugé nécessaire pour une année d'études couronnée de succès avaient été non moins stressantes. Surtout parce que Grand-père Acturus et tante Cassie avaient insisté pour fourrer dans sa malle des livres de magie plus ou moins respectable dans l'époque moderne, sous prétexte que le curriculum de Poudlard s'était nettement dégradé à cause de la pression des sang-de-bourbe et des âmes délicates qui ne voulaient enseigner que des matières inoffensives et une vision du monde si mièvre que ça tombait dans le ridicule.
Non, Sirius n'était pas autorisé à perdre ces livres : ils avaient été spécifiquement enchantés pour retourner dans un compartiment spécifique de sa malle au cas où ils venaient à quitter celle-ci plus de douze heures. Et non, il ne pourrait pas les remettre à un professeur, les couvertures et les pages étaient imbibées de maléfices garantissant que tout lecteur sans une goutte de sang Black dans les veines aurait les globes oculaires fondus dans ses orbites, ses mains réduites en charbon carbonisé et tant d'autres macabres représailles qui nécessiteraient une équipe entière de Briseurs de sorts élites pour être contrecarrés.
Pas le type de protection qu'une bibliothèque contemporaine jugerait acceptable, mais les grimoires préservés par un clan particulier existaient dans un limbe légal en tant que biens héréditaires : le Magenmagot ne pouvait pas exactement détruire les possessions d'une famille, surtout quand celles-ci étaient liées à leur type de magie préféré et quand la lignée en question avait les moyens d'empêcher les artefacts de causer du tort à un étranger, généralement en les gardant sous clef dans la maison ou dans leur coffre.
Un argument que les Black exploiteraient sans aucune honte s'ils en recevaient l'opportunité, et pour lequel ils auraient la bénédiction et le soutien de quasiment l'intégralité des familles Sombres vivant dans le Royaume-Uni et plus d'une du côté Clair – l'obscurité en général terrifiait l'humanité, mais il ne fallait pas non plus oublier que la lumière avait le potentiel d'aveugler l'idiot s'amusant à regarder directement le soleil.
Donc non, Sirius ne pouvait pas se débarrasser des ouvrages imposés par le patriarche, la cousine de celui-ci et sa propre mère qui l'étranglerait plutôt que de le voir déshonorer le nom de Black. Et tous les trois avaient sans doute préparé des questionnaires pour son retour de vacances afin de confirmer qu'il avait bien lu les tomes et pas simplement prétendu l'avoir fait.
Oui, sa famille faisait vraiment tout pour lui gâcher par avance l'expérience de Poudlard, son premier pas hors de l'abri du clan Black. Sauf qu'ils n'appelleraient pas cela gâcher, ils proclameraient qu'ils voulaient simplement l'encadrer, et le pire était qu'ils croiraient sincèrement cette affirmation.
C'était toujours plus difficile de défendre son point de vue quand la personne en face soutenait mordicus qu'elle avait raison, qu'elle était dans son droit.
