Le 22 novembre 1986, Calixte obtint la permission d'emmener les petits de son bungalow au cinéma pour se gaver de pop-corn et décider si le dernier long-métrage d'animation produit par Don Bluth méritait le qualificatif de chef-d'œuvre. Après mûre réflexion, Chiron avait accordé sa permission mais insisté sur la nécessité des jeunes demi-dieux de s'armer généreusement – les monstres avaient constamment faim après tout et n'auraient pas l'obligeance de laisser un groupe de proies au délicieux fumet jouir d'un moment paisible loin de leur refuge habituel.

Au bout du compte, aucun monstre n'était venu troubler la séance – non, c'était Kevin qui avait tout gâché en se mettant à pleurer comme une madeleine et en refusant de se calmer en dépit des regards noirs et des sifflements hargneux dirigés vers son siège, au point que sa sœur aînée avait jugé préférable de mettre fin à l'histoire.

Le garçon se sentait pitoyable, se mettre dans des états pareils pour une fiction, une qui était supposé finir bien parce que jamais Hollywood ne permettrait un autre dénouement, ils avaient trop peur que les parents les écharpent pour avoir traumatisé leur progéniture en leur enseignant que la vie est injuste.

D'un autre côté, pour un gamin obligé de fuir son pays d'origine à cause d'une tragédie, se retrouvant séparé de la famille avec laquelle il avait grandi quand il avait échoué en Amérique, avec toutes les chances de ne jamais les revoir… peut-être que Fievel et le Nouveau Monde n'était pas le plus approprié des films.

Pourquoi s'était-il effondré de la sorte ? La gêne et l'embarras rampaient sous l'épiderme de Kevin, lui donnant l'irrésistible envie de se démanger comme un galeux jusqu'à se faire saigner les doigts, la douleur ne pourrait pas être pire que celle lui dévorant les intestins. Si ça se trouvait, ça le soulagerait.

Sauf que ses sœurs étaient là, à lui roucouler des imbécillités se voulant réconfortantes, à le prendre dans leur bras, Maria Rosita était carrément allée à prier pour lui pendant qu'ils retournaient en marchant à la Colonie. Une gentille attention, il lui accorderait ça, mais c'était un peu bizarre d'entendre une fille d'Aphrodite implorer le Christ de consoler l'engeance d'une déesse païenne. Oui, le message du christianisme se voulait fraternel et encourageant l'amour universel, peu importe la race, le genre ou la nationalité, mais l'un des dix commandements, ça restait de ne pas vénérer un autre que le Dieu de la Bible.

Kevin avait fait de son mieux pour se concentrer sur cette question théologique et métaphysique jusqu'à ce qu'il puisse s'effondrer sur son lit et se cacher sous un monceau de couettes. Tant qu'il ruminait autre chose, il pouvait garder le chagrin à distance.

Pourquoi le chagrin était-il revenu ? Il avait accepté depuis belle lurette l'impossibilité de rebrousser chemin et de retourner à la vie qu'avait eu Regulus Black. Il en avait trop vu, il en avait trop fait, et ce n'était pas comme si Kevin Thompson menait une existence miséreuse. Dangereuse, certes, mais absolument pas malheureuse.

Alors pourquoi voulait-il se réfugier dans le lit de Sirius, comme Regulus le faisait chaque fois qu'il souffrait un cauchemar malgré les plaintes de son frère ? Pourquoi voulait-il se cramponner au cou de Walburga Black, qui n'était pas du genre tactile et dont les étreintes se dénombraient sur les doigts d'une main unique ? Il accepterait même une visite de Bella, tant pis pour ses remarques mordantes et ses tendances à le pincer là où ça ferait le plus mal sans laisser de marque visible, au moins elle serait un visage de son passé.

Il croyait qu'il n'avait plus de larmes à pleurer sur le sujet, alors pourquoi était-il en train de sangloter si désespérément qu'il avait peine à bredouiller ses mots ?


Janis avait décidément une patience défiant la compréhension. À peine Louison avait-elle posé les yeux sur son frère qu'elle avait illico ordonné à Irma de foncer au bungalow d'Apollon pour en ramener la blonde défigurée. Celle-ci voulait se spécialiser en kinésithérapie et réhabilitation physique, mais du moment que c'était de la médecine, elle ferait l'affaire pour ce qui était de calmer l'hystérie de Kevin, n'est-ce pas ? Et puis, le garçon l'aimait bien, il écoutait toujours ses consignes, c'était encore mieux !

Elle était venue – en claudiquant derrière Irma – elle s'était perché sur le lit de Kevin et elle avait écouté son résumé crachotant et humide de la sortie désastreuse, comme si elle n'avait que cela à faire, et le garçon avait senti ses démangeaisons redoubler.

« Dis-moi, Kevin, penses-tu que le chagrin soit une expérience linéaire ? » demanda-t-elle quand il eut fini.

Le garçon cligna de ses yeux gris – plus rouges que gris désormais, et nettement bouffis par une quantité impossible de pleurs.

« … Le chagrin se déplace en ligne droite ? » essaya-t-il d'interpréter.

« Ce serait bien si c'était le cas » soupira Janis. « L'ennui, c'est que la tristesse est plutôt du type yo-yo – elle monte, elle redescend, et c'est impossible de prédire la trajectoire exacte de la boule. Parfois, tu te la prends dans l'œil ou tu t'assommes avec, et bien entendu c'est pas marrant. »

Kevin extirpa un mouchoir en papier de la boîte en carton déposée sur sa table de chevet et y insuffla une copieuse quantité de glaire vaguement blanchâtre.

« Je crois pas que tu devrais continuer à parler en métaphores. »

« Mon père sponsorise l'Oracle de Delphes, les métaphores incompréhensibles sont malheureusement obligées avec mes ascendants » riposta son interlocutrice d'un ton espiègle avant de redevenir grave. « Ce que j'essaie de te dire, c'est que les états d'âme s'en vont, et reviennent, et repartent. Elles ne sont pas une étape que tu peux mettre derrière toi après l'avoir franchie. »

Un instant de silence s'étira entre les demi-dieux. Le garçon renifla.

« C'est nul. »

« Très nul. Et ça va te suivre un long moment, et te retomber dessus quand tu t'y attendras le moins. Mais tu sais quoi ? Tu ne resteras coincé dans ton chagrin que si tu le veux bien. Un yo-yo, ça descend – et ça remonte. »

Kevin digéra la perle de sagesse fournie par sa cousine – plus ou moins, les gènes divins plus l'inceste au sein du panthéon, ça rendait les termes d'adresse un peu compliqués – plus âgée.

« … Je crois pas que je pourrais regarder ce stupide film en entier » fut sa conclusion.

Janis lui adressa un sourire fatigué.

« C'est permis. Tu n'es pas obligé d'aimer tous les films que tu regardes, de toute façon. Autrement, il n'existerait pas de navets. »

« Mais j'ai gâché l'après-midi de mes sœurs... »

« Et elles te pardonnent » affirma la blonde. « Si tu l'avais fait exprès, ce serait une autre histoire, mais ce n'était pas comme si tu savais que tu t'émietterais complètement après avoir mis le pied dans la salle. Tiens, si tu veux, je te les ramènent pour qu'elles te le disent en face. »

« Non ! » s'écria aussitôt Kevin. « Pas ça ! »

« Ah, le cri du mâle en phase de devenir pubère » commenta nonchalamment la fille d'Apollon, « démontrant des signes d'indépendance par rapport à son entourage féminin usuel. »

Le garçon s'empressa de planquer ses boucles brunes sous son oreiller, refoulant son envie de le jeter à la tête hilare de son interlocutrice. À tous les coups, elle repartirait avec, et d'accord, il pouvait en réclamer un autre, mais il fallait poser des limites !

Autrement, tout s'effondrait.