Ce fut Chiron qui aborda la question que redoutait Kevin, celle qu'il ne voulait absolument pas entendre, et à laquelle il souhaitait encore moins répondre.
Néanmoins, impossible d'en blâmer le centaure – celui-ci se devait d'envisager les menus détails, en qualité de professeur et guide pour plusieurs générations de héros, y compris les moins reluisants, on ne savait jamais ce qui pouvait signifier la différence entre la vie et la mort, entre le succès couronné de laurier et la perte bien humiliante, tant le point de bascule variait furieusement d'un cas à l'autre.
Kevin ne blâmait donc aucunement son professeur, mais il n'en perçut pas moins le tiraillement déplaisant de la grimace lui étirer les commissures alors que les mots s'infiltraient dans ses oreilles.
« Kevin, as-tu songé à reprendre contact avec la famille Black ? Puisqu'il te faudra séjourner au Royaume-Uni pendant plusieurs années, au moins cinq si tu te cantonnes au strict minimum en matière de diplôme universitaire sorcier, des alliés dans le pays constitueraient un avantage non négligeable. »
Le garçon aux frisettes noires indisciplinées avala, ou plutôt s'efforça d'avaler, une entreprise vouée à l'échec en raison de la sécheresse saoudienne s'étalant sur son palais, sa langue et sa gorge.
« Tu pars du principe que la famille Black serait heureuse de revoir surgir un bâtard qui ne réussira qu'à compliquer la question de l'héritage. »
Son contre-argument était sorti plat et froid, un peu trop raide à son goût mais franchement mieux valait cela que de permettre à sa voix de se briser sous le coup d'un excès d'émotion. Un débordement passionnel chez un enfant magique était souvent le prélude à un incident désastreux, et dans le cas d'un enfant magique capable de briser le mental d'autrui rien que d'un simple mot frustré, il fallait ne pas avoir un assortiment complet de sandwichs dans le panier pour se dire que c'était une excellente idée.
Le centaure ne broncha pas, considérant le fils cadet d'Aphrodite de son regard sombre qui avait vu défiler tant de siècles qu'il ne s'en laissait plus conter facilement.
« La succession a toujours été une affaire épineuse depuis les premiers temps de l'Univers, bien avant que la race humaine ne commence à arpenter la Terre » reconnut-il, « mais n'est-ce pas un point de vue entièrement trop défaitiste pour un jeune homme placé dans ta position ? Aucune famille n'est une entité singulière, après tout. Un arbre n'est pas constitué d'une branche unique, et si l'une en vient à développer de la pourriture ou à être frappée par la foudre, ce ne sera pas obligatoirement le destin de sa voisine. »
Di immortales, il voulait vraiment en venir là ? Kevin ne put retenir le rire incrédule qui lui lacéra la gorge en s'extirpant de ses cordes vocales.
« Tu peux pas me ficher la paix avec eux, hein ? Me laisser les oublier entièrement ? »
« Kevin » soupira Chiron, insupportablement calme et maître de lui-même, « tu t'apprêtes à rejoindre un institut académique fréquenté par ton demi-frère et ta plus jeune cousine, sous ton nom de naissance. Que cela te plaise ou non, une confrontation est inévitable. J'essaie simplement de te suggérer une méthode plus en douceur que d'attendre que la situation te saute à la figure. »
Il avait raison, pourquoi fallait-il qu'il ait raison ? L'espace d'un moment fugitif, l'enjôleur fut tenté d'encourager le précepteur à demi-chevalin d'aller s'infliger quelque chose d'horrible et douloureux – et puis reprit ses esprits dans un spasme d'horreur, la nausée lui tordant les tripes alors qu'un souvenir refoulé chuchotait à voix basse dans les recoins sombres de sa psyché.
Tu oserais cela, malgré ce qui est arrivé quand tu as perdu le contrôle ? Rappelle-toi le pouvoir d'une parole en l'air, sous le propre toit de tes parents qui plus est !
Et là gisait précisément la raison ignoble pour laquelle il valait cent fois, mille fois mieux que Regulus Black demeure mort et enterré, un spectre à reléguer aux oubliettes après le péché qu'il avait commis, le crime qu'il ne pourrait jamais expier.
Une réconciliation avec la famille Black était impossible. Comment Chiron pouvait-il s'illusionner à ce point ? Sa longue existence aurait pourtant dû lui démontrer la futilité de l'espoir dans pareilles circonstances. N'était-ce pas la leçon enseignée par l'histoire de Pandore, de catégoriser l'espoir parmi les fléaux libérés de leur prison par une femme juste un peu trop curieuse ?
« Kevin ? Kevin, respire avec moi. Un, deux, trois… souffle, maintenant… un, deux, trois… voilà, on recommence, un, deux... »
Oh. Avait-il subi une crise de panique ? Vu la brûlure entre ses côtes et les taches noires fuchsia oscillant dans son champ de vision, il devait s'agir de cela. Le sang afflua aux oreilles et à la nuque du garçon brun qui s'autorisa un pitoyable hoquet, son lamentable mais il préférait cela à un flot de vomi aigre.
Une large main bronzée, les veines saillant sous la pression des muscles et des années réunis, couvrait son épaule d'une chaleur réconfortante.
« Kevin, je suis désolé » déclara Chiron. « Si je m'étais rendu compte que le sujet te bouleverse autant... »
« Tu l'aurais abordé quand même » déclara le jeune demi-dieu sans ambages. « Ne va pas raconter le contraire, quand tu penses tenir un plan éducatif tu refuses d'en dévier. »
Ce pour quoi des générations d'aspirants héros avaient copieusement maudit le centaure. Et l'avaient également remercié, à contrecœur ou sincèrement, puisque le bougre connaissait son domaine en tant qu'éducateur aguerri et vous taillait des légendes à base de gamins fainéants comme un bijoutier expert vous taillait les joyaux de la couronne sans rien d'autre que des cailloux perclus de failles.
« J'aurais manifesté davantage de délicatesse en la matière » nuança le pédagogue quadrupède. « Mais oui, j'aurais insisté. Prétendre qu'un problème n'existe pas ne le fera pas disparaître, tu sais. Un jour ou l'autre, il te faudra le regarder en face. »
Kevin renifla, un bruit mouillé et morveux.
« … Je crois que je peux encore attendre la rentrée scolaire. Ça me donnera le temps de composer une explication pour Siri… il est pas exactement idiot, mais il manque de subtilité, il oublie de poser les bonnes questions. Ce… ce sera moins difficile avec lui. »
Et surtout, songea le garçon, vu que Sirius avait atterri à Gryffondor et que Regulus sauterait dans la première cheminée à destination de la Colonie si jamais Poudlard faisait mine de l'expédier dans cette maison, tant pis pour ses études, leurs emplois du temps allaient obligatoirement se télescoper, alors que le chemin des frères n'aurait pas manqué de les réunir s'ils étaient tombés sous l'obligation de partager une salle commune.
Peut-être Chiron discernait-il cette partie informulée, peu glorieuse du raisonnement de son élève, car il scruta attentivement le visage pâle du garçon assez longuement, avant de hocher la tête en signe d'acceptation.
« Si tu juges que cela aboutira à une issue supérieure, je te ferais confiance. »
Quel lourd fardeau, disposer de la confiance d'un adulte, une grande personne qui détenait davantage d'autorité sur vous que les auteurs de vos jours, Kevin sentait sa tête menacer de tourner alors qu'il digérait cette phrase.
Une phrase tellement plus légère que le nuage noirâtre planant au-dessus de sa future année scolaire, annonciateur d'un passé prêt à le rattraper.
