Sirius n'avait jamais été tellement brillant pour ce qui était de gérer ses frustrations. À l'occasion des anniversaires et autres festivités apportant des cadeaux, il finissait toujours par essayer de se faufiler dans le dos des autres convives afin de déchirer le papier en avance au lieu d'attendre patiemment qu'on lui dépose les offrandes dans les mains, ce qui ne manquait jamais de provoquer réprimandes et cris agacés quand il se faisait pincer par des géniteurs exaspérés qui auraient voulu un parfait petit gentleman en guise de premier-né et devaient écoper d'un sauvageon hirsute à la place de celui-ci.
En sa qualité de premier-né, justement, le futur Patriarche de la Noble et Très Ancienne Maison de Black, on lui avait passé beaucoup de caprices, c'était évident en prenant un peu de recul, même si ça ne l'avait pas été du point de vue d'un gamin prépubère guère conscient des réalités extérieures du monde en dehors de la maison familiale à Londres, rien de tel que de se lier avec Remus Lupin – dont la mère malade nécessitait des traitements qui puisaient dans le porte-monnaie de la maisonnée à outrance – et Peter Pettigrow – qui ouvrait des yeux ahuris à la simple perspective de parents ne dormant pas dans le salon avec leurs enfants par manque de place et incapable de déménager ailleurs par absence complète de moyens – pour vous permettre de réaliser que vous aviez bénéficié d'une enfance nettement privilégiée.
La disparition de Reggie avait changé cela, et Poudlard n'avait fait que creuser l'ornière – parce que Gryffondor était indiscutablement génial et Sirius ne regrettait aucunement d'avoir déçu ses ascendants en déviant du plan qui prévoyait qu'il rejoigne la fosse à serpents, mais il n'en demeurait pas moins que le dortoir, la tour entière, était bondée de gars et de filles avec leurs propres opinions, qui n'aimaient pas avoir tort et qui n'aimaient pas qu'on leur dicte leur conduite – ce qui provoquait des scènes plutôt intéressantes en cas de mauvaises notes ou quand les professeurs insistaient pour obtenir une dissertation d'au moins vingt centimètres de parchemin pour la semaine prochaine… Bref, l'école, c'était se frotter à l'humanité et se rendre compte que l'espèce était abjectement incompréhensible, et il fallait vous y faire prestement à moins de se découvrir du goût pour l'ermitage et de passer une cinquantaine d'années à se laisser pousser la barbe jusqu'aux orteils et à déguster des sauterelles.
Tout cela pour dire que Sirius avait été contraint par les circonstances à apprendre la frustration. Plus ou moins. Disons que c'était encore un projet en cours, mais ça progressait. Au rythme d'un escargot essoufflé qui avait trop mangé ce midi, un estomac plein ça vous ralentissait, pas besoin de sept ans d'étude pour savoir ça.
Et en cette rentrée scolaire, sa frustration atteignait un paroxysme encore inégalé, record pas du tout flatteur vu que ça risquait de finir en explosion s'il ne parvenait pas à conserver son sang-froid. D'accord, les retenues n'étaient pas grand-chose, mais se faire disputer et traiter en pestiféré par le restant de la tour de Gryffondor, c'était moins bien. Aussi, se retrouver puni l'empêcherait de reprendre contact avec Reggie.
Reggie. Son petit frère qui s'apprêtait à entamer ses études à Poudlard, après des années d'absence du pays, et la source actuelle de la frustration de Sirius.
Le frère aîné avait cru que ce serait simple de dénicher son cadet dans le train – vu que les chances pour que Reggie finisse aussi à Gryffondor n'étaient pas exactement positives, et que les autres maisons tendaient à serrer les rangs autour des premières années pendant les semaines suivant la Répartition, fréquemment jusqu'à la Toussaint, ce pourrait être l'unique opportunité de pouvoir tomber sur le second fils Black loin de potentiels gêneurs. Lui tomber dessus afin de lui faire regretter d'avoir levé le camp au milieu de la nuit, sans aucune explication, et puis l'étreindre fort, si fort que le lâcher deviendrait impossible et alors comment pourrait-il s'enfuir à nouveau ?
Seulement, après s'être extirpé de la compagnie de James Potter, bien gentil ce gars mais un enfant unique ne comprenant pas bien la gravité des évènements traversés par son camarade de chambrée, Sirius avait eu beau fourrer le nez dans chaque compartiment, il avait eu beau reluquer tout les marmots assez petits pour ne pas avoir encore une écharpe aux couleurs de leur nouvelle Maison, il avait eu beau demander si quelqu'un avait aperçu son petit frère – rien. Pas l'ombre d'une frisette noire, de quoi virer fou furieux.
Remus avait dû le consoler pendant un bon quart d'heure dans les toilettes avant de lui rappeler que le train arriverait bientôt à destination, mets-toi donc en tenue et c'est pas mort d'homme, de ne pas avoir su débusquer ton frangin, ils vont bien appeler son nom lors de la Répartition et là tu sauras à quoi t'en tenir. Ce qui était vrai, mais la froide raison n'offrait que très peu de consolation à une nature fougueuse et impulsive comme celle attribuée par l'hérédité au rejeton mâle de la lignée Black, et ce fut un jeune homme bientôt plongé dans les affres de la puberté qui s'avachit sur l'un des bancs entourant la table de Gryffondor dans la Grande Salle, fixant un œil vide sur les immenses portes qui ne tarderaient pas à s'ouvrir pour le passage de McGonagall derrière laquelle suivraient les gamins qui découvraient l'institution avec des yeux plus ou moins ronds, plus ou moins ébahis, mais sang-pur ou né-Moldu personne ne pouvait nier que Poudlard devait être vue en vraie, les descriptions ne suffisaient pas à lui rendre justice.
Enfin, les charnières grincèrent, une nuée de pieds crépitèrent sur les dalles de pierre – combien de nouveaux? Au pif, Sirius estimait leur nombre à une cinquantaine, heureusement que Black figurait pratiquement en haut de la liste, s'il avait fallu attendre une bonne heure, ses nerfs auraient sans doute lâché…
Sa patience fut rudement éprouvée le temps que cinq gamins passent, puis McGonagall appela enfin:
« Black, Regulus. »
Sirius se pencha autant que possible au-dessus de la table sans se vautrer carrément à plat ventre sur les planches de chêne, pour ne pas rater une seule fraction de seconde du parcours de la silhouette fine à frisettes indisciplinées s'avançant vers le tabouret.
C'était bien lui. C'était Reggie. Le visage inexpressif, arborant la sérénité impénétrable d'un rejeton de l'aristocratie dressé depuis le berceau à se retrouver face aux foules vulgaires et à ne pas montrer combien leur fumet de crasse et d'ignorance le révulsait. L'arrogance nonchalante Black jusqu'au bout des ongles.
Sirius voulait un peu pleurer. Ou siffler. Il ne savait pas trop.
Reggie pivota souplement sur ses talons afin de déposer son fond de culotte sur le siège, et ses yeux gris disparurent sous la bordure élimée, rapiécée du Choixpeau qui frémit imperceptiblement – qu'est-ce que ça voulait dire ? Réprobation ? Le vieux bout de tissu ne s'était certes pas privé de commenter sur l'imprudence et l'insolence de Sirius quand cela avait été son tour, avant de rendre son verdict…
« SERPENTARD ! »
Sirius expira bruyamment par les narines le souffle coincé dans ses poumons. Bon, pas une surprise, cette annonce. Mais pour coincer Reggie, ça s'annonçait d'emblée une sacrée galère…
« Pas de chance, mon vieux » susurra James Potter d'un ton navré, pendant que le cadet des frères Black retirait le Choixpeau de son crâne pour se diriger vers la table aux étendards vert et argent.
Sirius, au bout du rouleau, ne daigna pas fournir une réponse verbale et se contenta de grogner.
