Le couloir vibrait des échos d'une altercation.

— « Tu vas me dire ce que tu sais, Doc. Maintenant. Ou je te réduis en bouillie stérilisée. »

La voix de Scourge claqua comme un sabre écarlate dans l'acier du vaisseau.

— « Essaye, tas de viande cramoisie, et je t'ouvre le crâne à la petite cuillère pendant ton prochain check-up. »
Doc ne broncha pas. Il tenait bon, bras croisés, l'attitude bravache, mais les gouttes de sueur trahissaient la conscience qu'il était à deux doigts de se faire éclater contre le mur.

— « Tu protèges une patiente ou tes pulsions d'idiot empathique ? »

— « J'ai prêté un serment, figure de cauchemar. Et ce n'est pas parce que tu grognes plus fort que les autres que je vais rompre mes principes. »

Dans un recoin du plafond, T7 tremblait, planqué sous un panneau d'accès, cliquetant faiblement de stress.

Au fond du couloir, la voix de Kira s'élevait aussi, plus vive :

— « Loewen, tu te rends compte de ce qu'il se passe entre ces deux-là ? Elle te bouffe le cerveau et maintenant tu restes planté là sans rien faire ! »

— « Ce n'est pas le moment. »

— « Et ça fait combien de moments comme ça qu'on laisse passer ?! »

Illaoï s'arrêta, immobile dans l'embrasure de l'infirmerie avant de se rendre dans la cambuse.

Les cris, les accusations, les soupirs de colère montaient dans les coursives du vaisseau, frappant contre les parois comme les vagues d'une tempête étouffée.

Mais dans la cambuse, seul le silence régnait.

Illaoï s'activait calmement. Les gestes étaient souples, automatiques. Un bouillon aux parfums d'épices rares mijotait doucement. Des légumes marinés avaient été disposés avec soin, et même une tarte dorée attendait sur la grille du réchauffeur. Le feu, cette fois, était domestiqué, bienveillant. Pas destructeur. Pas douloureux.

Quand les odeurs commencèrent à envahir les conduits d'aération, les querelles cessèrent une à une.

Un à un, ils descendirent.

Kira en premier, alertée par l'arôme inespéré d'un plat véritable. Doc sur ses talons, hagard mais affamé. Rusk arriva ensuite, comme invoqué par l'ordre secret d'un festin militaire parfaitement orchestré. T7 roula silencieusement à leur suite, cliquetant de satisfaction.

Loewen arriva, tendu.

Puis Scourge. Toujours en dernier. Mais les yeux plus vifs que jamais.

Et là… elle les attendait.

La table était dressée. Une nappe propre. Des assiettes. Des verres remplis. Une bouteille d'une liqueur sucrée venue d'un monde forestier. Illaoï, immobile au centre de cette scène de paix improvisée, les regardait s'installer sans rien dire.

Loewen et Scourge, dans un élan miroir, s'avancèrent. Et se gênèrent. Leurs épaules se cognèrent. Ils s'immobilisèrent, un battement de cœur suspendu. Puis reculèrent d'un pas, se toisant, mais sans insister.

Illaoï leva la main.

— « J'ai eu du temps pour réfléchir. »
Sa voix était douce. Stable. Elle portait sans hausser le ton.
— « Pour considérer ce que nous sommes devenus depuis que nous avons pris le large tous ensemble. Nous travaillons nuit et jour, nous enchaînons les missions, nous risquons nos vies… Mais pas seulement. »

Elle regarda chacun d'eux, lentement. Et son regard s'attarda sur Loewen un peu plus longtemps.

— « Loewen, tu as raison. Tu as fait de ce lieu une famille. Une vraie. Pas parfaite, mais réelle. Et je comprends désormais que les silences peuvent autant détruire que des poisons insidieux. »

Un soupir.
— « Alors… asseyez-vous. Mangez. Je ne sais pas par où commencer. Mais je vous dois, au moins, une part de vérité. »

Ils s'exécutèrent, chacun sans un mot. Leurs gestes étaient lents, presque cérémoniels.

Elle prit une grande inspiration.

— « Je suis née sur un monde aujourd'hui oublié. Ravagé. Dissous par le silence de ceux qui ont refusé de le défendre. Une guerre ancienne, peut-être orchestrée… Je l'ignore encore. »
— « Ce dont je me souviens, c'est de ce moment. J'étais enfant. Une petite fille agrippée au cou de sa mère. Et on m'a arrachée d'elle. Il y a eu des cris, des flammes… et ce pendentif. »
Ses doigts vinrent instinctivement serrer la pierre pâle contre sa gorge.
— « J'ai grandi seule. J'ai appris seule. À survivre. À guérir. À fuir. »

Personne ne parlait. Même Doc avait cessé de mâcher.

— « Puis il y a eu la maladie. Quelque chose… dans l'air. Une ombre. Un poison. Et au cœur de ce chaos, j'ai rencontré un homme. »

Le silence devint presque pesant.

— « Il s'appelait Déréos Vareïsh. »

Elle n'eut pas besoin d'en dire plus tout de suite. Le nom seul suffisait à faire vaciller l'air. Elle le laissa suspendu, comme une offrande, ou une prière.

Les visages se firent tendus. Doc cligna des yeux, T7 émit un bip très doux. Loewen baissa légèrement les yeux. Et Scourge… Scourge resta de marbre. Mais il avait cessé de respirer.

— « Il était ma lumière dans cet enfer. Mon époux. Mon partenaire dans le combat, dans la survie. Et je l'ai tué. »

Pas un bruit.

Elle releva les yeux. Aucun sanglot. Juste la vérité nue, désossée.

— « Il était atteint. Une maladie incurable. Et l'ombre... s'était infiltrée en lui. Il est devenu dangereux. Et j'ai dû... »

Elle ne termina pas. Elle n'en avait pas besoin.

La pièce entière frémissait sous le poids de cette confession.

— « Depuis, je répare. Je tente, autant que je le peux, de guérir ce qui peut encore l'être. Et de ne plus jamais être ce que j'ai été. »

Un silence. Puis elle se redressa.

— « Il y a encore beaucoup à dire. Mais pas ce soir. Ce soir, je voulais simplement partager cela. Et vous remercier. Pour l'accueil. Pour la patience. Pour... être restés. »

T7 cliqueta. Kira renifla. Doc leva son verre.

Et cette fois, même Scourge, sans un mot, inclina légèrement la tête.

Le dîner commença enfin.