La nuit étendait son voile sur le vaisseau, calme seulement en apparence. Dans chaque recoin, les émotions persistaient comme des échos. Des révélations. Des poids qu'on croyait déposés mais qui revenaient, lourds, entêtants.

Illaoï était déjà dans leur quartier partagé, assise dans le noir, les genoux contre la poitrine, les bras autour. L'air paisible. Mais l'esprit… ailleurs.

Scourge entra, silencieux. Il s'arrêta. Hésita. Puis parla, d'un ton inhabituellement bas, presque embarrassé :

— « Je n'ai pas été à la hauteur. Hier. »

Elle ne bougea pas.

— « J'ai été… idiot. Un adolescent jaloux. »

Elle releva lentement les yeux vers lui.

— « J'ai vu rouge en te voyant dans ses bras. Ce n'est pas une excuse. C'est un fait. »

Un silence. Il fronça les sourcils, visiblement peu habitué à faire l'effort de mettre des mots sur… ça. Tout ça.

— « Ce n'est pas parce que je me remets à ressentir que je sais comment gérer ce que je ressens. »
— « Je n'ai pas le mode d'emploi. »

Elle resta muette. Il se détourna. Marcha vers sa couchette. S'apprêtait à se coucher lorsque sa voix fendit l'obscurité :

— « Est-ce que tu l'aimes encore ? »

Un souffle. Elle répondit doucement, sans hésitation :

— « Je l'aimerai jusqu'à la fin de mon existence. »

C'était une lame douce et tranchante, qui s'enfonça droit au cœur de l'ancien Furie. Il ferma les yeux. Ce n'était pas une surprise. Il le savait. Mais l'entendre... l'assomma. Il se coucha, dos tourné, le regard vide rivé au mur.

Un bruit discret. Un frôlement.

Elle était là. Debout à ses côtés.

Puis, sa main se posa sur sa peau.

Et tout bascula.


Un autre monde.

Ils étaient ailleurs. Dans une projection intérieure façonnée par l'esprit d'Illaoï, un monde liquide, mouvant, aux teintes d'indigo et d'ambre. Autour d'eux, une douce clarté émanait du sol, de l'eau, de l'air lui-même.

Et dans cet espace, il vit ce qu'elle avait perçu en lui.

Un flot noir. Une rivière de souffrance figée. Le poids de trois siècles de silence, de solitude, d'absence de sensations. Il ressentit cette torpeur comme si c'était la première fois. Et dans ce cauchemar de chair et d'esprit, il la vit elle. Depuis leur première rencontre. Depuis ce regard à travers la glace. Depuis leur premier affrontement. Elle l'avait déjà senti.

Et depuis ce jour, goutte après goutte, elle avait absorbé l'infect, le poison qui coulait en lui. Elle l'avait drainé sans un mot. Sans rien demander. En silence. Comme l'eau sur la pierre.

Il était incrédule.

Elle, seule, avait lentement inversé les effets de la corruption de l'Empereur.

Elle l'avait fait sans violence, sans intervention spectaculaire, sans même qu'il ne s'en rende compte.

Et là, sous ses yeux, elle le lui montra, métaphoriquement, mais puissamment :
La pierre sous leurs pieds vibra. Une fissure apparut. Un gouffre béant s'ouvrit… avant de se refermer, comme si jamais il n'avait existé.

Puis une bourrasque s'éleva, les entourant, les ramenant l'un contre l'autre, sans brutalité. Une fusion d'air, de tension, de compréhension.

Et enfin, dans le creux de ses mains, des lumières s'allumèrent.

Des flammes.

Petites au début. Comme des lucioles. Puis de plus en plus vives. Trop vives.

Elle perdit le contrôle. Les flammes menaçaient de la consumer, de les dévorer tous les deux.

Et elle rompit le lien, brutalement.


De retour dans leur cabine.

Le souffle court.

Leurs mains toujours l'une contre l'autre.

Elle baissa les yeux. Il la regardait. Pour la première fois, il regardait vraiment.

— « Maintenant tu sais. » souffla-t-elle.

Il ne dit rien. Il s'allongea sur sa couchette. Puis tendit un bras, l'attrapa par la taille, et l'attira contre lui.

Elle se laissa faire, docilement. Se blottit contre son torse.

Il la tint. Aussi fort qu'il l'eût fait cette nuit-là, sous le barrage effondré, quand le monde s'écroulait autour d'eux.

Mais cette fois, il n'y avait ni peur, ni urgence.

Il y avait juste eux.

Ils s'endormirent ainsi. Chastement, paisiblement. Deux âmes fracassées, réparées l'une par l'autre, à leur insu.

Mais aucun d'eux ne vit la silhouette dans l'ombre.

Loewen.

Il s'était arrêté devant leur porte entrebâillée.
Il avait tout vu. Tout ressenti.
Et dans son cœur, quelque chose… se fêla.