Mes petits chats,

Comme annoncé fin décembre et répété début janvier, je publie aujourd'hui le prologue d'une nouvelle histoire mettant en scène Dean, Castiel, Sam et une pléiade d'autres personnages :) Ce récit est achevé, il compte presque mille pages en épreuve non corrigée. Je crois que son écriture m'a complètement échappé à un moment mais il s'agit sans le moindre doute de mon histoire la plus ambitieuse, tant en termes de péripéties que de complexité d'univers. Je rêvais d'instaurer un rythme de publication d'une partie toutes les deux semaines de manière certaine, à laquelle j'intercalerai de façon un peu plus aléatoire un autre chapitre. Trêve de suspense. Avec la publication toujours en cours de "L'affaire Philippe Delveau" (et un projet de Saint-Valentin en voie d'achèvement), il s'agit d'un vœu pieu. Je ne désespère toutefois pas de pouvoir trouver un rythme de croisière qui me permette de faire mentir ces mots mais le travail est énorme…

Avant de vous laisser découvrir cette histoire, je trouve honnête de vous donner quelques explications concernant sa conception. Mon idée de départ était un récit fantastique prenant la forme d'un conte de fée d'hiver. J'avais un plan plutôt cohérent quand est sorti le film d'animation La Reine des neiges 2 des studios Disney en 2019. En allant le voir au cinéma, j'ai constaté quelques (très très très vraiment très vagues) similitudes avec ma trame que je ne peux détailler ici au risque de vous gâcher la découverte de cette histoire. J'ai hésité à changer mon parti-pris avant de décider de le conserver tel quel. Selon moi, mon histoire n'a aucun lien avec l'œuvre de Disney et on ne peut la considérer comme un plagiat ni même comme une inspiration. Je pense être honnête envers moi-même et avec vous, j'espère que vous partagerez mon opinion (je reconnais que c'est peut-être un peu moins évident dans le prologue mais il ne fait que dix-huit pages…).

J'ai fait de nombreuses recherches iconographiques pour constituer l'univers visuel des mondes dans lesquels se déroule mon histoire. Puisque je veux vous laisser la surprise de la découverte (et aussi vous laissez le loisir d'imaginer votre propre monde), je les détaillerai seulement à la fin de ce prologue.

Je vous souhaite une très bonne lecture, j'espère sincèrement que cette première publication vous plaira. Je me tiens bien entendu à votre disposition pour échanger si vous le désirez :)

Bien à vous,

ChatonLakmé

PS : Le titre ne me satisfait pas complètement mais je n'ai pas trouvé mieux aujourd'hui à deux heures du matin… Je ferais peut-être mieux un autre jour :)


L'Aimé de la Mère-Monde

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Prologue


Debout à côté de la haute fenêtre aux croisillons de plomb et au cadre sculpté, Dean se tenait en retrait, raide et le cœur serré par le chagrin. Il évitait de regarder les gens qui s'empressaient autour du grand lit au baldaquin de velours. Le jeune homme ne pouvait pas s'approcher. Il n'osait pas.

De son poste d'observation, le châtain sentait les regards des domestiques s'égarer sur lui.

Le froufroutement discret d'une étoffe attira son attention.

Dean s'arracha de sa contemplation silencieuse du lit et tourna la tête, croisant brièvement le regard noisette de la chambrière attachée au service de ces appartements. Un bassin d'argent ciselé entre les mains, celle-ci se figea avant de lui adresser une légère révérence. Le jeune homme lui répondit d'un imperceptible signe de tête.

La jeune femme traversa la pièce sans un bruit et déposa le bassin précieux à côté du médecin de la cour, le Seigneur Bjarne. Celui-ci la remercia avant de jeter un regard par-dessus son épaule et de lui sourire. C'était une invitation à approcher mais Dean se raidit douloureusement. Il fit un pas en arrière, comme pour se fondre dans les tentures qui encadraient la grande fenêtre. Il ne pouvait pas. La respiration rauque du mourant lui donnait les larmes aux yeux et une fine sueur glacée perlait à ses tempes. Dean sentit une goutte couler dans sa nuque. Le cœur au bord des lèvres, il ne cilla pas mais noua douloureusement ses doigts entre eux, bien cachés dans son dos.

Sam se tenait à droite du lit, les yeux baissés sur la forme allongée dans les draps et les épaisses fourrures. Le châtain voyait des larmes courageusement retenues commencer à perler à ces cils. Pris d'inconfort, il fit rouler ses épaules sous sa tunique au plastron brodé. L'étoffe collait à sa peau poisseuse de transpiration.

À côté de lui, dans la grande cheminée en pierre richement sculptée, un feu énorme dévorait des troncs colossaux provenant des alentours de la cité. L'atmosphère de la chambre était brûlante mais insuffisante à chasser la mort glaciale qui l'envahissait lentement depuis des heures.

Une bourrasque heurta soudain la fenêtre, faisant trembler le verre sur son châssis. Dean jeta un regard par les croisillons. D'épais nuages couleur de nacre couvraient Snovedstad depuis des jours, chargés de glace et de vents. S'il entrouvrait le panneau, le châtain savait qu'il pourrait sentir les effluves résineuses des grands sapins noirs et l'air salé de la mer. Des parfums de vie, bien éloignés de la mort qui se jouait devant lui. Peut-être un peu lâche, il avait envie de partir.

L'homme alité émit un râle guttural suivit d'un soupir. Dean ferma douloureusement les yeux. Était-il possible que tout puisse s'achever de la sorte? Avec lui à quelques mètres du lit du roi, pétrifié comme un enfant terrifié?

Le châtain sursauta quand une autre bourrasque glacée vint heurter la fenêtre. La femme de chambre s'approcha timidement de lui.

—«Votre Altesse? Me permettez-vous?», demanda-t-elle en désignant la fenêtre.

Sans un mot, Dean fit un pas sur le côté. Il l'observa fermer les volets intérieurs pour atténuer le grondement furieux de la tempête. Quand elle tira les rideaux, le châtain eut l'impression d'étouffer. Plus d'échappatoire; seulement le feu qui ronflait à sa gauche, l'odeur des fumigations du Seigneur Bjarne et Elle, la Mort.

Dean se déplaça vers la porte de la chambre, aussi silencieux qu'un chat.

Ce n'était pas une fuite – pas vraiment –, seulement une tentative pour tenter de retrouver un peu d'air ailleurs.

Alors qu'il passait devant la cheminée, le bruit de ses pas étouffé par les épais tapis qui couvraient le parquet, Sam leva les yeux sur lui. Il pleurait doucement.

Le châtain se figea, serrant douloureusement les poings.

Son frère cadet articula quelques mots en silence, une prière pour lui demander de rester avec lui.

Dean se sentit rougir de honte.

Il n'essayait pas de fuir, il voulait juste respirer. Il avait besoin d'entendre la tempête, de la voir pour se sentir mieux. Elle l'appelait.

—«S'il te plaît Dean…»

C'était un murmure mais le jeune homme entendit un cri.

La mort dans l'âme, Dean revint sur ses pas. Il reprit sa place à côté de la fenêtre, raide et le cœur au bord des lèvres.

La tempête enflait, mugissait derrière les volets soigneusement clos. Le châtain les regarda avec regret. Si seulement il pouvait l'apercevoir, la sentir un instant sur son visage…

Sam cligna des yeux pour chasser les larmes qui s'y accumulaient avant d'essuyer ses yeux d'un revers de la main. Le geste lui parut si enfantin que Dean sentit son cœur se briser. Il étouffait.

La bouche sèche, la langue pâteuse, il observa son cadet s'éloigner du lit et le rejoindre.

—«Il doit te voir, Dean», souffla le blond en cherchant son regard.

—«Père ne me voit plus. Il ne voit plus aucun d'entre nous…»

—«Il saura que tu es là. Père a toujours su où tu étais.»

Le châtain esquissa un sourire triste.

Oui, il avait toujours su; même si le château de Snovedstad comptait trop de pièces pour pouvoir les compter. John avait toujours réussi à le retrouver, la parole un peu sèche pour lui rappeler son devoir mais un imperceptible sourire aux lèvres devant ses facéties d'enfant. Son père était un meilleur homme que lui de bien des manières.

Dean jeta un regard timide vers le lit.

La respiration de John était moins rauque, l'homme glissait lentement dans le Sommeil. L'idée que son père parte en paix le ragaillardit un peu, le châtain ne désirait rien d'autre.

Guidé par Sam, il fendit la foule des Seigneurs-Conseillers et des domestiques rassemblés autour du lit. Tous s'écartèrent respectueusement sur le passage du Premier Héritier.

Dean pâlit légèrement.

Le châtain monta les deux marches de l'estrade du lit avant de se mordre douloureusement les joues. Le visage de son père était creusé de profondes rides, ses lèvres entrouvertes étaient exsangues. Le jeune homme serra encore les poings pour empêcher ses mains de trembler. John semblait si… vieux.

À gauche du lit, le Seigneur Bjarne déposa à nouveau quelques herbes dans le brûle-parfum en argent orné de pierreries. De fines volutes claires s'élevèrent. John les inspira profondément avant d'ouvrir les yeux. Son regard erra un instant autour de lui avant de s'éclaircir quand il le remarqua à son chevet. Dean eut envie d'être à nouveau un petit garçon pour pouvoir se jeter contre sa poitrine et recevoir une caresse dans ses cheveux désordonnés. Cloué sur place par ce regard dans lequel ne brillait plus qu'une étincelle fatiguée, le châtain sentit à peine son frère le pousser doucement en avant.

—«Père…», souffla-t-il d'une voix étranglée.

John inspira à nouveau la fumée bienfaisante des herbes médicinales. L'étincelle se transforma en lueur. L'homme lui tendit une main et Dean s'en empara avec empressement, devinant la peau froide sous le fin cuir de ses gants. Son père baissa les yeux sur sa main gantée, son pouce frottant doucement contre sa paume.

—«Retire-le s'il te plaît. Je veux que ta chaleur m'accompagne quand la Dame m'emportera vers le Ciel, enveloppé dans son manteau.»

—«… Je ne peux pas Père, je pourrais vous blesser. Je n'ai pas l'esprit en paix, je –»

—«Ne sois pas ridicule. S'il te plaît, donne-moi ta main. Je sais que tu ne me feras jamais de mal.»

La remontrance était affectueuse mais Dean esquissa un geste de recul. Il ne pouvait pas faire ça. Le bout de ses doigts picotait sous ses gants, il sentait cette pulsion familière dans ses paumes. C'était dangereux.

Le jeune homme jeta un regard autour de lui sur les tapisseries qui couvraient les murs, sur les lambris et le plafond sculptés. Il évita soigneusement les Seigneurs-Conseillers et les Dames-Conseillères dont il sentait pourtant les regards peser sur lui. Il ne supporterait pas de faire preuve de faiblesse en leur présence, lui le Premier Héritier du royaume de Belemer. La panique commençait à monter en lui. Son regard devint un peu fou tandis qu'il guettait la moindre trace de givre, le moindre flocon, la moindre paillette de glace.

Quand Sam posa une main sur son épaule, pourtant chaude et rassurante, il sursauta violemment. Le visage de Dean était pâle et défait. Son cadet répondit d'un sourire encourageant.

Les doigts de John remontèrent lentement dans sa paume, se glissèrent sous la lisière de son gant pour se poser sur son poignet nu.

—«J'ai confiance en toi fils… Retire ton gant.»

Dean s'exécuta avec réticence. Sa peau picotait de plus en plus fort, il se força à inspirer profondément pour se calmer. Le châtain savait comment garder le contrôle, il s'était entraîné pendant des années pour cela mais l'effort lui parut particulièrement difficile. Il ferma les yeux, sourcils froncés et lèvres serrées. Il devait se contrôler.

Soudain, une main froide mais solide se glissa dans la sienne. John frotta lentement ses jointures de son pouce, le faisant hoqueter.

—«Je te sens. Je te sens et tout va bien. Regarde fils, tu ne me fais pas mal. Tu n'en feras jamais à personne. Tu es tellement plus fort que tu ne crois.»

John le tira vers lui.

Dean s'agenouilla à côté du lit, Sam à sa gauche. Il sentait la chaleur de son frère contre son flanc et il se rapprocha imperceptiblement. Peut-être cela pourrait-il retarder encore quelques instants le picotement glacé au bout de ses doigts.

La respiration de son père redevint sifflante, le Seigneur Bjarne passa le brûle-parfum devant son visage pour l'aider à respirer les fumigations bienfaisantes. Le roi cligna lentement des yeux.

—«… Je sais que ton cœur est dévoré par le doute. Tu penses ne pas être à la hauteur, tu penses être indigne du don qui t'a été offert et ne pas être assez fort pour le mériter», reprit-il difficilement. «Il y a des ombres dans ton cœur dont tu n'as jamais pu me parler. Je regrette de ne pas avoir pu t'aider plus que je ne l'ai fait.… Votre mère aurait sans doute su comment apaiser ce qui t'habite…», souffla-t-il lentement.

Dean ferma les yeux, la mâchoire douloureusement serrée. Il devait tenir encore un peu, il devait contrôler malgré le maelstrom d'émotions qui bouillonnait en lui.

La fenêtre trembla violemment tandis que le vent enflait encore. Elle se mit à vibrer et les croisillons en plomb émirent un petit tintement métallique. Le son semblable à celui d'une clochette résonna lugubrement dans la chambre.

Le châtain rampa un peu sur les genoux pour se rapprocher du lit.

—«… Mère a toujours été avec nous. Je lui parle souvent vous savez.»

John sourit avec tendresse avant de hocher lentement la tête. Les traits crispés de son visage se détendirent, son corps s'enfonça dans le matelas.

Dean sentit sa poitrine se desserrer légèrement malgré sa tristesse et sa peur. À Belemer, la mort n'était pas la fin, elle était le commencement d'une autre vie auprès de la Dame parmi les chers disparus. Son père allait retrouver l'amour de sa vie, lui qui attendait ce moment depuis plus de vingt-cinq ans. Le châtain ne devait pas l'oublier. Il n'avait jamais senti son propre cœur tressaillir d'amour, il n'avait jamais touché la peau nue et chaude d'une autre personne mais il savait que John partait le cœur en paix. Dean n'était pas fils et homme égoïste à lui refuser ce bonheur; même s'il aurait donné la moitié de sa vie pour prolonger celle de son père à ses côtés.

—«Je l'entends aussi et mon cœur appelle le moment de nos Retrouvailles de toutes ces forces.» John plongea son regard dans le sien. «J'aurais aimé rester encore un peu pour t'enseigner tout ce que je sais mais si la Dame me rappelle à Elle maintenant, c'est qu'Elle te juge prêt. Tu seras à la hauteur, Dean. Tu seras bien entouré et ton frère sera là. N'oublie pas que tu ne seras pas seul.»

—«… Je saurai me montrer à la hauteur.»

—«Je sais fils. Notre Mère Reiyel t'a donné Sa bénédiction, Elle sera aussi à tes côtés. Quand Elle te jugera prêt, Elle te fera également rencontrer la personne qui achèvera de faire de toi l'homme que tu es destiné à être. Tu feras ma fierté et celle de tous les Rois de Belemer qui nous ont précédé.»

Dean crispa sa main sur celle de son père et la porta à son front pour lui demander silencieusement sa protection. John sourit affectueusement avant de murmurer une prière à la Dame.

Le jeune homme ne tenta pas de retenir son sanglot. Celui de Sam fit bruyamment écho au sien.

—«Vous ne devriez pas vous laisser aller au chagrin. J'entends le chant de Reiyel m'appeler, il est doux et réconfortant. J'aimerais que vous puissiez l'entendre aussi pour apaiser votre cœur douloureux.»

Sa respiration se troubla, elle devint laborieuse et encombrée.

Un Seigneur-Conseiller à la longue barbe blanche s'approcha du lit, s'inclina profondément devant le roi moribond avant de sourire avec deux frères. Dean le dévisagea en silence, le cœur serré. L'homme avait parfois essuyé le sang de ses genoux écorchés après une chute dans les escaliers du château quand il était enfant. Ce souvenir avait le goût d'éternité, le châtain se sentit soudain incroyablement vieux.

—«Majesté, vous devez donner ce qui vous a été confié et dire les mots qui doivent être dits», dit le vieil homme en se penchant vers John.

Le roi se redressa péniblement contre ses oreillers. Il s'éclaircit la voix avant de croiser les mains devant lui et d'inspirer profondément.

Le Seigneur-Conseiller Egon fit un pas respectueux en arrière. En sa qualité de membre le plus âgé au Conseil du Roi, il serait le témoin officiel du Rituel de l'Anneau. Dean aurait préféré qu'il essuie encore ses genoux de petit garçon turbulent. Sous son regard bienveillant, le châtain se redressa sur ses genoux. John se tourna péniblement dans sa direction. Il décrivit un cercle de ses mains, les mit en coupe avant de les placer au-dessus de la tête de Dean. Le salut Hälsning évoquait les frondaisons du Premier Arbre soutenant le ciel puis ses racines profondes plongeant jusqu'au cœur des terres de Belemer. Un tout indivisible qui guidait les croyances de tous les habitants du royaume depuis l'âge tendre.

Le jeune homme ferma les yeux, laissant les mots sacrés entrer en lui.

—«Je demande à la Dame à la robe irisée et aux cheveux couleurs d'aube, de t'honorer de sa bienveillance. Que Reiyel notre Mère-Monde éclaire ton chemin. Qu'Elle soit à tes côtés comme Elle m'a guidé pendant mes années. Sois bon, magnanime, fort et bienveillant. Écoute Sa parole quand Elle murmure dans les arbres. Vois Ses signes dans l'eau. Sens sa présence auprès de toi. Tu n'es pas seul. Elle veille sur toi», récite John d'une voix forte.

Il retira l'épais anneau en bronze qu'il portait à son index gauche avant de le poser dans la paume dégantée de Dean. Le châtain sentit son poids jusque dans son estomac. Le métal refroidissait déjà contre sa peau et la fraîcheur familière du givre. Il déglutit lourdement.

—«L'Anneau de nos Pères et de leurs Pères avant eux est à présent placé sous ta garde. Il porte Son symbole, l'Arbre dont les racines et les branches se confondent. Son métal vient de Sa montagne, Il a été forgé par le feu de Ses forêts et refroidit dans l'eau dans Ses rivières», poursuivit John. «Son poids te rendra humble et te rappellera la dignité de ta fonction. Prends en soin jusqu'à ce que ton temps soit venu.»

—«…Je le ferai», acquiesça lentement Dean.

—«Je sais mon fils. Que Reiyel veille sur toi et sur ton frère, mes enfants.»

—«L'anneau a été légué au Premier Héritier», ajouta doucement le Seigneur-Conseiller Egon en réalisant le salut Hälsning.

Le vieil homme rejoignit ses pairs sur ces mots rituels qui sanctifiaient la fin de la cérémonie.

John chancela un peu, le châtain l'aida à se rallonger avant de le border soigneusement sous les fourrures. Le vieux roi croisa les mains sur son ventre avant de fermer les yeux.

Le silence envahit à nouveau la chambre, uniquement troublé par le crépitement du feu dans l'âtre et les gémissements du vent. Le château de Snovedstad semblait trembler sous ses assauts. Dean sentit son frère se raidir d'inquiétude mais seule une grande quiétude l'envahit. Lui entendait autre chose qu'un grondement de tempête. Dans l'aquilon qui enrageait, le châtain percevait les piaillements aigus d'un renard, le hurlement d'une louve, le brame altier d'un cerf et le hululement d'une chouette. Les Fils et les Filles de Mère Reiyel venaient escorter le dernier sommeil de John.

La brise mugit une dernière fois, fit craquer les charpentes avant de tomber brusquement.

À peine un soupir.

John n'était plus.

Dans le secret de son cœur, Dean remercia la Mère-Monde d'avoir mis un terme aux souffrances de son père et roi après de si longs mois de maladie. Sam étouffa un hoquet douloureux en s'appuyant contre lui. Sans un mot, le châtain passa une main affectueuse dans ses mèches claires. Il croisa le regard du Seigneur Bjarne et hocha la tête en un ordre silencieux. L'homme approcha un petit miroir cerclé d'or sous le nez de John pour constater son décès. Il rangea soigneusement l'outil dans la doublure de sa veste en velours et fourrure avant d'exécuter le salut Hälsning.

—«La Grande Dame l'a emporté dans Son manteau constellé d'étoiles. Que son dernier voyage soit doux.»

—«Que son dernier voyage soit doux», répéta l'assemblée en s'inclinant profondément.

Sam contint difficilement son sanglot et Dean glissa sa main jusqu'à sa nuque pour l'inviter à cacher son visage dans son cou. Le col brodé de sa tunique s'humidifia de larmes brûlantes. Ses yeux restaient étonnamment secs. John les avait quittés, c'était fini. Le châtain ne faisait pas attention à ses genoux douloureux, aux muscles de ses cuisses qui tiraillaient d'inconfort. Il ne sentait que la bague en bronze dans sa paume, lourde et glacée. Si lourde pour lui. Cette sensation l'engourdissait.

Le personnel de la Maison du Roi recouvrirent la dépouille d'un épais linceul, richement brodé aux armes du royaume de Belemer. Le châtain n'osa pas les retenir, même pour lui permettre d'embrasser une dernière fois le front de son père. Toujours à genoux, il vit chaque personne présente défiler au pied du lit et adresser le salut Hälsning au disparu, main sur le front, sur la bouche puis sur le cœur.

Les domestiques quittèrent la chambre en silence, laissant les deux frères en compagnie des Seigneurs-Conseillers et des Dames-Conseillères. Chacun leur tour, ils saluèrent Dean en Hälsning avant de s'incliner profondément devant lui, une main sur le cœur. La Dame-Conseillère Erna lui jeta un regard sous son élégante coiffe brodée.

—«Le roi s'élève au Ciel, le nouveau roi règne. Les Seigneurs-Conseillers et les Dames-Conseillères prêtent serment au porteur de l'anneau de Belemer. Votre Majesté», récita-t-il lentement.

Dean sentit son cadet hocher la tête dans son cou avant de s'éloigner de lui. Il essuya rapidement ses yeux rougis puis descendit de l'estrade. Interdit, le châtain le regarda faire Hälsning puis s'incliner.

—«Le roi s'élève au Ciel, le nouveau roi règne», répéta-t-il à son tour.

Dean se remit lentement debout, les jambes un peu faibles.

Il baissa les yeux sur le lit.

La silhouette de son père sous le lourd linceul lui donna la nausée. Il déglutit difficilement et tira sur le col droit de sa tunique. Il étouffait.

La Dame-Conseillère Hannele se racla discrètement la gorge.

—«Vous devez porter l'anneau, Votre Majesté», dit-elle gentiment.

Le jeune homme regarda sa main nue, crispée autour de la bague en bronze. La chronique du Premier Roi Asèle des débuts du Deuxième Âge racontait qu'elle s'adaptait magiquement à l'index de son porteur, peu importe la taille ou la forme de son doigt. Dean ne voulait pas le vérifier. Il n'était pas prêt. Sa paume se glaça, le givre couvrit sa peau dans un fourmillement un peu chatouilleux.

Les regards des Seigneurs-Conseillers et des Dames-Conseillères lui brûlaient le visage tandis qu'il s'empressait de remettre son gant, la bague fermement serrée dans son autre main.

—«Vous devez le porter à votre doigt nu», précisa le Seigneur-Conseiller Egon.

—«…Je ne peux pas. Pas comme ça», refusa le châtain.

—«Il s'agit de nos traditions les plus ancestrales. S'il vous plaît.»

Dean serra les dents. Roi sans couronne mais déjà défaillant. Son dos devint poisseux de sueur, le cuir fin de ses gants colla à ses paumes moites. Il chancela un peu, chercha un point d'appui sur un guéridon voisin. Le plateau incrusté d'argent se couvrit d'une délicate couche de givre. Des perles de glace, accrochées aux riches sculptures du pied, brillèrent comme des diamants. Le châtain regarda son cadet. Sur la tête de Sam, une fine poussière argentée tombait délicatement. Il commençait à neiger dans la chambre.

—«Ex – Excusez-moi», balbutia-t-il.

Dean se précipita hors de la chambre, ignorant les appels de son frère. La sensation d'oppression dans sa poitrine enflait démesurément tandis qu'il observait les lambris sur son passage étinceler de givre. Ses pas laissaient des traces fraîches sur le parquet.

—«Dean!»

Le châtain pressa le pas. Il s'engouffra dans le couloir pour atteindre la grande galerie dont les arcades sculptées s'ouvraient sur la cité de Snovedstad. Le jeune homme se précipita à l'extérieur, son cœur battant d'une manière assourdissante dans son corps entier. L'air glacé lui fouetta douloureusement les joues; pourtant il se sentit retrouver un peu ses esprits.

—«Dean!»

Le châtain sentit une main s'enrouler autour de son poignet pour le retenir. Peau nue contre peau nue. Danger. Il se dégagea violemment.

—«Ne me touche pas Sam, je ne veux pas te blesser.»

Une mèche folle sur son front, les joues rougies par sa course, son cadet roula des yeux.

—«Arrête de faire ça. Tu as l'anneau maintenant, tu ne peux plus fuir. Père te l'a donné, tu lui as promis que tu en prendrais soin», gronda-t-il en resserrant sa prise sur lui.

—«Je ne fuis pas, je – J'ai besoin de – Je vais aller au Premier Temple quelque temps.»

—«C'est la définition même de la fuite. Veux-tu réellement quitter le château alors que nous avons tous besoin de toi?»

Dean fusilla son cadet des yeux avant de le repousser. La bague pesait aussi lourd qu'une pierre dans sa main.

—«Est-ce que tu n'as pas vu ce qu'il vient de se passer? Je ne contrôle rien, je ne me contrôle pas. Je ne sais pas ce dont je suis capable en ce moment, j'ai besoin de retrouver un peu de sérénité», dit-il en passant une main fébrile dans ses cheveux

—«Tu as du chagrin, il est normal que ton esprit soit troublé. … Ne peux-tu retrouver un peu de calme quand je suis à tes côtés? Suis-je à ce point inutile?»

La voix de Sam suintait de tristesse et d'impuissance. Le châtain se mordit douloureusement les joues. Il hésita un instant avant de crocheter ses doigts gantés sur la nuque de son frère pour l'attirer à lui, son front contre le sien.

—«Försvärs, Offert et sans défense. J'ai plus confiance en toi qu'en moi-même», souffla-t-il.

—«Alors ne pars pas, reste au château. Nous sommes tous les deux en deuil mais nous nous aiderons l'un l'autre.» Il serra doucement ses doigts. «Sens-tu ma main autour de la tienne? Tu sens comme je la serre à la briser? Je ne te lâcherai pas, je veux juste t'aider.»

—«Je ne me contrôle pas», répéta le châtain avec désarroi.

Son cadet posa brusquement son autre main sur sa nuque avant de presser sa paume sur sa peau nue. Dean inspira. La main de son frère était large, chaude et rassurante. Sa taille était celle d'un homme. Le châtain envisagea un instant de s'y abandonner avant de souvenir qu'il était l'aîné. C'était son devoir de veiller sur son frère et pour cela, il devait repartir en retraite pendant quelques jours au Premier Temple. Les prêtres sauraient l'aider, comme ils l'avaient fait quand il était adolescent et qu'il avait dangereusement perdu le contrôle.

Sam enfonça légèrement ses ongles dans sa peau.

—«Ne fuis pas», répéta-t-il. «Le temps de l'Épreuve est peut-être arrivé mais il n'est pas écrit que tu devras l'affronter seul. Peut-être qu'il ne s'agissait pas de la mort de Mère, peut-être qu'il s'agit de ce qui te bouleverse maintenant ou peut-être est-ce tout cela à la fois mais tu es mon frère Dean. Je ne te laisserais pas à Eio, que le nom du Fils de la Dame soit béni. Je ne te perdrais pas toi aussi.»

Dean sentit une bise froide caresser son dos. Il ferma les yeux. Le souffle de Sam était chaud contre son visage.

—«Ce sont des paroles ambitieuses pour quelqu'un qui avait encore peur des hurlements des loups de nos forêts il y a quelques années», sourit-il d'un air un peu crispé.

Sam roula des yeux. Il enfonça un peu plus ses ongles dans sa peau, le faisant gigoter sous sa prise.

—«Essaye de me distraire mais je ne t'abandonnerai jamais», répéta-t-il lentement.

Le châtain hocha timidement la tête. Förvars n'était-il pas le salut le plus sacré du peuple de Belemer, hérité des débuts du Deuxième Âge? Les deux frères le pratiquaient depuis des années, sans avoir jamais douté l'un de l'autre. Dean frotta distraitement son front contre celui de Sam. Celui-ci s'éloigna après une dernière pression sur sa nuque.

—«Tout tira bien. Tu as juste besoin d'un peu de temps pour le réaliser», reprit son frère en plongeant son regard dans le sien.

—«Je le ferai quand je serai en retraite au Premier Temple. Je ne te fuis pas Sam, j'ai besoin de réfléchir», précisa-t-il en lui rendant son regard. «Là-bas, je retrouverai le calme dont j'ai besoin pour… affronter ce qui nous attend.»

—«… Combien de temps comptes-tu t'absenter? Il va y avoir beaucoup à faire ici et les membres du Conseil du Roi n'obéiront pas à mes ordres. Je ne suis que le Second Né.»

—«Tu es le plus précieux des Seconds Nés», le corrigea le châtain en souriant.

Sam ricana d'un air suffisant. Il frissonna violemment dans le froid glacial de la tempête alors Dean les fit rentrer dans le château.

Quand les portes de la galerie se refermèrent derrière eux, le châtain sentait toujours sa poitrine un peu étriquée, cette gêne dans sa respiration mais Sam était à ses côtés. Il survivrait. Le châtain serra les poings. La bague glissée dans son gant le gênait. Sam glissa ses doigts sous le cuir brodé pour la récupérer avant de glisser la chevalière à son index. Dean observa sa main avec étonnement. Elle était toujours aussi lourde mais elle lui seyait. C'était un constat étrange.

Sam inclina respectueusement la tête devant lui.

—«Cesse de faire cela», marmotta le châtain en nouant ses mains dans son dos.

—«Tu portes l'anneau royal des souverains de Belemer, tu es mon roi.»

—«C'est un bijou bien lourd à porter…»

—«L'anneau d'Asèle est ancien, Père savait que tu t'en montrerais digne et je le sais aussi. Que notre Mère Reiyel te protège et bénisse ta lignée pendant des siècles et des siècles.»

C'était des paroles du rituel de couronnement. Dean serra les dents.

—«Pas maintenant Sammy. S'il te plaît, pas maintenant…»

Son frère esquissa un sourire triste avant de passer une main sur son visage pour essuyer ses yeux humides. Le châtain les vit briller doucement à la flamme d'une torche voisine.

—«… Quand penses-tu quitter le palais?»

Dean détourna le regard, un peu gêné. Il savait que Sam espérait qu'ils passeraient les prochaines nuits ensemble, à discuter et à commencer à guérir. Il en avait envie mais repousser son départ pour le Premier Temple au lendemain lui semblait être une éternité. Il n'avait pas ce temps.

Quand la grande fenêtre à côté de lui se couvrit de givre, le châtain pinça les lèvres.

Pire encore, s'attarder était dangereux.

Sam ne l'avait jamais vu quand l'esprit de l'Hiver s'emparait de lui et se déchaînait. Il ne voulait pas le laisser le voir ainsi. La présence de son frère serait douce à son cœur pendant les jours à venir mais les nuits de Dean seraient envahies par le froid. De beaucoup de froid. Il devait en préserver son cadet.

Le jeune homme jeta un regard à la dentelle de givre de la fenêtre. Dans la tempête, il lui sembla apercevoir une silhouette fine et délicate en train de bondir sur la bise; celle d'une créature aux grandes oreilles et au corps souple.

Il serra ses doigts entre eux, l'anneau entra douloureusement dans sa chair malgré le cuir de ses gants.

«Vive le roi.»

La voix était cristalline, semblable à un tintement de clochette, mais elle résonna douloureusement dans son crâne. Sam lui jeta un regard en coin un peu hésitant.

—«Je pensais que nous pourrions –»

—«Je vais m'entretenir avec le Conseil pendant qu'on me prépare quelques affaires. … Je ne reste pas au château Sammy.»

Les épaules de son frère s'affaissèrent. Il ne prononça aucun reproche, se contenta de hocher dignement la tête. Dean entendit pourtant sa respiration un peu tremblante dans tout le couloir vide. Il était le pire frère du monde.

La forme derrière la fenêtre se précisa. Elle caracola un instant avant de bondir élégamment sur la rambarde de la galerie. Translucide mais délicatement nacrée. Oreilles fines et museau pointu. Un renard. Sa queue ondulant doucement derrière elle, la créature le dévisageait, ses yeux en amande couleur d'opale fixées sur lui. Un sourire ourla ses babines.

«Vive le roi des hommes.»

Dean lui adressa un imperceptible salut de la tête.

Le renard glapit doucement – presque un couinement de joie – avant de bondir hors de la galerie et de s'éloigner dans le ciel en quelques sauts gracieux. Dans l'obscurité, sa longue queue laissait un firmament argenté.

—«… Puis-je au moins prendre des dispositions pour faire préparer tes malles. Je veux t'aider…»

Dean acquiesça lentement. Sam le gratifia d'un sourire encore fragile mais sincère avant de tourner les talons. Le châtain contempla un instant son large dos d'homme, ses épaules solides, sa haute taille. Un adulte qui pleurait. Il serra ses doigts sur la bague.

—«Sam!», l'appela-t-il vigoureusement. «Je vais m'entretenir avec le Conseil mais je serai à la Veillée ce soir avec toi.»

Son cadet sourit.

Le châtain resta un long moment seul, les mains dans le dos et le regard rivé sur le ciel lourd de nuages. Il espéra revoir le renard couleur de lune mais la créature resta invisible.

Dean soupira doucement, passa une main dans sa nuque avant de regagner la chambre du roi. Les domestiques avaient allumé de part et d'autre du pied du lit de hauts candélabres en argent. La cire blanche des bougies était piquée d'herbes dont l'odeur flottait doucement dans l'air. Il inspira profondément. Épines de pins, résine, délicates pousses parfumés. Son père aimait ces fragrances de printemps, c'était la saison préférée de sa reine.

Le châtain contempla la silhouette sous le linceul brodé. Ce n'était que le long Sommeil conduisant au Ciel, cela le terrifia un peu moins. Sam était assis à côté du lit sur un fauteuil en bois sculpté. Un autre siège trônait à sa droite, au plus près du défunt. Le sien. Dean croisa le regard du Seigneur-Conseiller Egon, en grande conversation avec les Dames-Conseillères Hannele et Erna. Il échangea quelques mots avec eux avant de rejoindre son cadet. Les yeux clairs de Sam étaient à nouveau plein de larmes. Dean serra gentiment son épaule, il ne protesta pas quand le blond prit sa main dans la sienne et serra presque douloureusement ses doigts. Sam avait besoin de lui, il pouvait encore dissimuler sa propre angoisse le temps de la Veillée.

Le jeune homme s'autorisa à laisser éclater la sienne quand il gagna le Premier Temple à l'aube, les joues glacées et des larmes gelées accrochées à ses cils. Le Premier Prêtre Jarls l'accueillit d'un sourire triste avant de le conduire à la chambre qu'il avait si longtemps occupée il y avait des années. Dean tint encore bon jusqu'à ce que le valet qui l'avait accompagné ne dépose sa malle au pied du lit sculpté avant de prendre respectueusement congé. Seulement à ce moment-là, il s'autorisa à pleurer jusqu'à en tomber de fatigue. Sa chambre se couvrit de glace jusqu'aux poutres sculptées du plafond.

Quand qu'il ferma les yeux d'épuisement, le châtain entendit à nouveau ce son cristallin. Il ne vit pas le renard mais le jeune homme le sentit sauter sur le lit et s'allonger à ses côtés. Dean essuya ses yeux humides avant de poser sa main sur la tête fine et intelligente. La créature la roula contre sa paume gantée en émettant un léger bruit de gorge.

—«Eio», souffla-t-il douloureusement.

«Dors petit frère. Je suis là.»

Le jeune homme remonta les lourdes fourrures sur ses épaules, la peau de sa gorge agréablement chatouillée par le souffle frais du renard qui se lovait contre lui.

Dean eut une dernière pensée pour Sam avant de sombrer dans un sommeil lourd et sans rêve.

.

.

Dean choisit de quitter sa retraite au Premier Temple deux jours après son arrivée. Deux jours pendant lesquels le jeune homme se perdit de longues heures dans la contemplation de Snovedstad depuis la vaste terrasse ouverte sur la cité. Trois jours pendant lesquels il ne quitta que rarement les frondaisons rassurantes du Premier Arbre, Eio assoupi contre sa cuisse. Entre ses paupières mi-closes, le renard blanc gardait constamment ses yeux d'opale fixés sur lui. Dean perdait ses doigts dans sa fourrure fraîche, le cœur plus léger. La glace dans sa chambre avait fondu, l'anneau d'Asèle pesait moins lourds à son doigt. Plusieurs fois, il se surprit même à le faire tourner autour de son index en un rituel rassurant – comme John – mais ce souvenir de son père ne le faisait plus souffrir. Il le rassurait.

Dean gratta gentiment Eio derrière une oreille, la créature frémit d'aise avant de lui mordiller les doigts. Le châtain rit joyeusement. Le Premier Prêtre Jarls, occupé à lire non loin de lui, haussa un sourcil. Son jeune roi avait peu ri ces derniers jours.

—«… Je vais rentrer au château, Jarls.»

Seul le bruissement d'une page que l'on tourne lui répondit. Dean leva la tête et contempla un instant les branches couvertes de feuilles. Le Premier Arbre ne perdait jamais sa parure, elle bruissait toujours quand le vent soufflait délicatement dans ses frondaisons. Les feuilles étaient d'une couleur d'argent et nervurée comme un objet précieux. Une bourrasque fit trembler brièvement ses branches. Une feuille tomba. Eio se redressa et sauta joyeusement pour l'attraper dans sa gueule. Dean sourit.

Le Premier Prêtre referma son livre avant de se lever.

—«Les portes du Premier Temple vous sont toujours ouverte mais je pense que la décision est sage Votre Majesté», répondit-il en s'inclinant légèrement devant lui.

—«… J'aimerais rester encore un peu mais Sam a besoin de moi.»

—«Nous avons tous besoin de vous. Vous êtes l'Aimé de notre Mère Reiyel.»

Dean se gratta la mâchoire tandis que le renard s'essayait à nouveau à côté de lui. Eio pencha la tête sur le côté avant de sauter sur la rambarde de la terrasse et de disparaître dans un scintillement argenté.

Le jeune homme suivit son firmament en direction du château du regard avant de se redresser lentement. Sam lui manquait. Le châtain avait retrouvé un peu de sérénité mais il avait eu tort de laisser son frère seul dans cette épreuve.

Le lendemain, ce fut pour toutes ces raisons que le châtain ne le quittait pas tandis que leurs chevaux marchaient d'un même pas vers la nécropole royale de Deleza Mirthvi. Malgré le large chemin, les puissants étalons étaient si proches que les bottes des deux frères s'effleuraient à chaque respiration qui enflait leurs flancs puissants.

En deuil, Dean contemplait pourtant l'allure de son frère avec une fierté toute fraternelle. Drapé dans son lourd manteau brodé de l'emblème de Belemer retenu à l'épaule par une broche en argent, celui-ci se tenait très droit et l'air digne. Si ses traits étaient encore un peu tirés et ses yeux cernés par les mauvaises nuits, il regardait devant eux sans trembler, bien au-delà du monumental portail en pierre sculptée indiquant l'entrée de Deleza Mirthvi. Quand ils avaient quitté le château, le jeune homme avait entendu les murmures admiratifs de la foule sur leur passage et les regards bienveillants posés sur son benjamin.

Dean n'avait prêté aucune attention à ceux dont on l'avait également gratifié, encore plus enthousiastes. Au pommeau ouvragé de sa selle était accroché un modeste bouquet noué d'un ruban. Le châtain aurait bien été en peine de reconnaître le visage de la jeune fille qui le lui avait offert dans la cour d'honneur du château, accompagné de quelques paroles de réconfort. Des yeux bleus bordés de larmes et des nattes blondes. Rien de plus. Dean ne pensait pas à ça.

Il se redressa, roula un instant des épaules sous son lourd manteau de velours bordé de fourrure.

Quand Sam et lui passèrent sous la porte sculptée de la nécropole, Eio apparut et se mit à caracoler devant eux. Le scintillement argenté de sa queue traçait un chemin sous les sabots de leurs chevaux. La foule qui les suivait à la flamme dansante des torches entra à leur suite avant de se rassembler sur la grande esplanade autour de la statue d'un roi ancien.

Les hommes enflammèrent les gigantesques braseros de bronze posés autour. La place s'illumina dans la nuit noire. Au-dessus de leurs têtes, le ciel était constellé d'étoiles et la lune brillait, ronde et d'une couleur de nacre.

Dean esquissa un sourire. La nuit était belle, son père trouverait sans peine son chemin vers Elle.

Le châtain mit pied à terre. Silencieux, il observa les habitants de Snovedstad déposer des gerbes de fleurs et de branches au pied de la statue, noués du même ruban que le sien. Le châtain y posa à son tour le bouquet accroché au pommeau de sa selle, Sam sur ses talons. La statue monumentale, haute de plusieurs mètres, représentait dans le style dépouillé du Deuxième Âge le premier roi de Belemer, Asèle Rodtau, la Corde Rouge. L'homme avait unifié les tribus des vastes terres du nord et avait fondé le royaume dont il avait été couronné par leurs chefs, les premiers Seigneurs-Conseillers. Si sa lignée s'était éteinte un siècle et demi plus tard faute de descendant, il restait leur Père à tous et l'objet d'une puissante dévotion. Comme ses sujets, Dean salua le beau visage altier.

Quand le catafalque du roi défunt passa à son tour la porte sculptée, précédé des Prêtres psalmodiant au son des cloches d'argent, la foule s'écarta. Depuis qu'ils avaient quitté le château, le cortège chantait la mélopée du Voyage, emplissant Snovedstad de mélancolie.

Les deux frères s'inclinèrent profondément au passage du cercueil, posé sur un chariot tiré par de vigoureux chevaux caparaçonnés de velours brodé d'argent. Dean crut sentir jusque dans son corps leurs pas puissants qui faisaient vibrer le dallage en pierre polie. À côté de lui, Sam inspira d'un ton un peu étranglé, un peu humide. Le châtain se rapprocha imperceptiblement de son cadet. Eio vint s'asseoir à côté d'eux, sa queue douce et touffue s'enroula autour de leurs jambes. Sam ne pouvait pas le voir mais Dean remercia le renard d'un sourire. Il était heureux de l'avoir à ses côtés.

À flanc de montagne, une lourde porte en bronze aux vantaux ciselés fermait le côté gauche de la place et l'accès à la nécropole royale. Le Premier Prêtre Jarls toqua doucement contre elles.

—«Je demande l'ouverture du passage vers le Ciel», récita l'homme d'une belle voix grave.

La porte s'ouvrit lentement, dévoilant les larges salles de la nécropole creusée dans la montagne. Grâce un ingénieux système des miroirs polis reflétant la lumière de la lune, une lueur diffuse éclairait délicatement l'obscurité et les énormes piliers sculptés d'entrelacs. Malgré cela, l'atmosphère restait sépulcrale et Dean déglutit. Le parfum exhalé à l'ouverture des portes était aussi un peu fané et triste. Sam renifla une nouvelle fois à côté de lui, le châtain effleura gentiment sa main de la sienne.

Le cortège des Prêtres descendit le cercueil du catafalque et entra lentement dans la montagne, précédé du tintement des cloches d'argent. Leurs voix résonnaient puissamment sous les voûtes nues de la nécropole. Dean sentit ses pieds s'ancrer malgré lui dans le sol, un peu timide et petit devant la solennité du moment. Eio emboîta le pas à la procession dans un scintillement argenté avant de tourner la tête dans sa direction. Le châtain esquissa un sourire.

—«Merci de nous guider Eio», chuchota-t-il en tirant légèrement Sam par la main.

Sous le regard de la foule plongée dans un silence recueilli, les deux hommes pénétrèrent à leur tour dans la nécropole. Ils suivirent le cortège qui traversait les premières salles, celles dévolues aux rois anciens, pour s'enfoncer dans les entrailles de la montagne. La lumière restait douce et claire mais un peu froide. La procession dépassa les salles des premières dynasties avant d'entrer dans celle de la famille régnante. Le châtain sentit son cœur se serrer quand Sam et lui passèrent devant les sarcophages de leurs arrières grands-parents puis de leurs grands-parents qu'ils avaient encore connus enfants. Un peu plus loin, sur leur droite, trônait une cuve en granit blanc, au couvercle délicatement sculpté d'une silhouette de femme endormie. Sam sortit un petit bouquet de sa ceinture avant de le déposer respectueusement dessus. Dean enroula un bras autour de sa taille pour le guider plus loin. Les Prêtres venaient de déposer le corps de John dans la cuve en marbre sculpté voisine. Ils écartèrent le linceul brodé avant de faire un pas en arrière.

—«Il est prêt pour le Voyage», dit Jarls en les regardant. «Faites-lui vos adieux maintenant car il va nous quitter pour rejoindre la Dame.»

Sam acquiesça timidement. Une main posée sur la dalle en pierre, il chuchota des paroles que Dean choisit de ne pas entendre par discrétion. Alors que son frère allait se pencher pour embrasser le visage froid de John, le châtain l'arrêta en posant une main sur son épaule. Sam lui jeta un regard si éperdu de douleur que Dean reçut un uppercut dans le sternum.

—«Ne l'embrasse pas là. Reiyel lui a donné un baiser, je le vois sur son front» dit-il doucement.

—«… En es-tu sûr?», croassa le blond.

Dean regarda à nouveau le visage blanc et serein de leur père. Sur la peau plissée entre ses sourcils, il voyait une trace discrète qui scintillait, comme une goutte de nacre; Sa marque sacrée qu'aucun homme ne devait toucher. Sam semblait sur le point d'éclater en sanglots. L'honneur fait à John était immense.

- «Père va bien Sammy, la Dame veillera sur lui quand il sera à ses côtés.»

- «Merci à Elle…», soupira le blond.

Dean contempla une dernière fois le visage de son père avant de le recouvrir. Son cadet l'interrogea d'un regard mais le châtain se contenta de hocher la tête. Il avait déjà dit tout ce qu'il souhaitait à son souvenir quand il méditait sous le Premier Arbre. Les Prêtres refermèrent avec soin le couvercle sculpté. Dean ressentit douloureusement le moment où il s'inséra parfaitement dans les rainures de la cuve dans un petit bruit sec. Eio se frotta doucement contre lui avant d'enfouir sa tête fine dans sa paume. Il frotta un instant son museau contre l'anneau royal de Belemer. Le châtain enfonça ses doigts dans la fourrure douce et fraîche sur son échine.

«Mère l'a béni petit prince. Son Voyage commence maintenant, je le guiderai pour toi vers mes Frères et mes Sœurs dans les cieux éternels. Il y retrouvera son père et le père de vos pères. Il sera à nouveau avec sa moitié perdue. Un trône d'argent l'attend d'où il pourra te regarder et veiller sur toi. Il te guidera.»

—«Le fera-t-il comme toi?», demanda Dean en caressant affectueusement ses oreilles.

Il sourit quand le renard roucoula doucement dans sa main.

«Je suis à tes côtés depuis ta naissance, petit frère. Nous partageons un lien qui ne peut être brisé, je serai toujours là pour toi. C'est dans notre sang, tu portes ma marque.»

Le jeune homme se gratta machinalement le cou sous le col bordé de fourrure de son manteau avant d'effleurer la broche en argent qui le retenait sur son épaule. Le bijou finement ciselé offert par John il y avait des années représentait un renard devant un paysage de neige. Sentir le relief familier sous ses doigts le rassura. Eio lécha une dernière fois sa main gantée avant de reculer.

Les Prêtres disposèrent sur le sarcophage un lourd brasero en argent rehaussé d'or, chargé de branches odorantes. Jarls les alluma à l'aide d'une torche. Le bois s'enflamma dans un crépitement doré tandis qu'un parfum résineux envahissait l'air. Dean sentit son cadet chercher timidement sa main dans les plis de son manteau. Il lui offrit sa paume et son frère le remercia d'un sourire fragile. Le cortège des prêtres se déploya en cercle autour de la sépulture, psalmodiant à nouveau le chant du Voyage. Dean observa la fumée s'élever lentement et disparaître dans les ouvertures percées dans les épaisses parois. Elle allait quitter la montagne et monter dans le ciel pour rejoindre Reiyel. Dans son dos, une clameur sourde retentit. Les habitants de Snovedstadt venaient de l'apercevoir à leur tour. Ils se mirent à chanter. Les deux frères se serrèrent la main. John les quittait cette nuit et cela le bouleversait.

Les bûchettes craquaient doucement, elles se transformèrent lentement en braises puis en cendre. Quand il ne resta plus que des bribes de fumée dans le brasero précieux, Dean exhala un souffle un peu haché. Il n'avait pas conscience d'avoir retenu sa respiration.

Le Premier Prêtre Jarls effleura le bord de la cuve de son pouce et posa un point de cendre sur le front des deux frères. Ils le porteraient jusqu'au prochain changement de saison, quand la nature changeante indiquerait la fin de leur deuil.

Dean et Sam sortirent lentement de la nécropole. Sur l'esplanade, les gigantesques braseros flambaient toujours. La statue du roi Asèle était couverte de fleurs jusqu'à mi-corps.

Le châtain leva la tête. Les derniers rubans de fumée ondulaient doucement dans le ciel. Les feux qui ronflaient puissamment autour d'eux projetaient dans l'air des étincelles semblables à des paillettes d'or. Une brise légère les faisait parfois trembler. Dean plissa les yeux avant de sourire. Devant lui, la fumée et les étincelles dansaient ensemble mais lui y discernait d'autres motifs invisibles aux yeux des hommes. Il voyait quatre animaux sauter autour et les accompagner jusqu'à la voûte étoilée. Une louve, un cerf, une chouette. Un renard. Eio baissa la tête vers lui, esquissa un sourire avant de recommencer à bondir avec ses Frères et Sœurs. Le châtain effleura une nouvelle fois son cou avant de se redresser. Il saurait se montrer digne. Il saurait faire face, il saurait veiller sur ses sujets et sur son petit frère. John avait raison, il n'était pas seul.

Quand le ciel devint limpide, la foule autour d'eux s'inclina profondément. Les mélopées se turent, seules restaient la tristesse qui disparaîtrait et le souvenir que tous chériraient. L'assemblée se dispersa lentement, les familles redescendant le large sentier pour rejoindre la cité. Les Prêtres resteraient encore plusieurs jours à prier pour John.

Le jeune homme grimpa à nouveau en selle, épuisé. Sous lui, le corps puissant de sa monture frémit doucement et Dean flatta gentiment son encolure. Lui aussi voulait quitter cet endroit.

Le point de cendre sur son front commençait légèrement à s'estomper quand, au sixième jour du deuil, le Seigneur-Conseiller Egon et la Dame-Conseillère Agda – les membres les plus âgés du Conseil – lui demandèrent officiellement audience. Le jeune homme lui fut reconnaissant de lui avoir laissé un peu de répit en compagnie de Sam. Dean accueillit la délégation du Conseil dans ses appartements privés, n'osant pas encore le recevoir dans le cabinet de travail de son père. Le châtain leur désigna deux sièges en bois sculpté proche du sien.

—«Votre Majesté. Que le Voyage de votre père soit doux et qu'il soit couronné d'étoiles dans le ciel», récita rituellement le vieux conseiller.

—«Mon frère et moi vous remercions. Je suppose que vous souhaitez vous entretenir de la prochaine cérémonie de mon couronnement? Je suis encore en deuil, notre peuple pleure toujours son roi. Selon nos lois, je dois encore observer une période de recueillement de trois mois.»

—«Vous avez raison mais votre couronnement doit être anticipé. Vous accueillerez pour la première fois en votre nom les représentants de tous les royaumes des Terres de Fenia et le temps nous sera compté avant que les mers ne soient prises dans les glaces des mois d'Eio. Nous avons peu de temps devant nous.»

Le jeune homme fronça les sourcils. Cette perspective ne le réjouissait pas mais ce que sous-entendait le Seigneur-Conseiller Egon le rendait encore plus nerveux.

—«… Je ne comprends pas. Nos lois d'hospitalité leur ouvriront nos portes mais les festivités ne devraient durer que deux ou trois jours.»

La Dame-Conseillère Agda lui sourit gentiment, une étincelle de malice brillant dans ses yeux clairs. Dean serra les poings. Il n'y avait nullement envie à rire.

—«Les invités viendront à Belemer pour vous présenter leurs respects et vous souhaiter un règne glorieux mais vous avez trente-six ans et vous serez couronné seul. Aucune famille régnante des Terres de Fenia n'ignore votre célibat et chacune espérera vous voir distinguer l'une d'entre elles pour porter la couronne à vos côtés», expliqua lentement le vieil homme.

Le châtain cligna des yeux. Une goutte de sueur glacée coula le long de son dos.

—«J'ai peur de ne pas saisir…»

—«Je parle d'un époux ou d'une épouse, Votre Majesté. Notre Mère Reiyel nous fait toujours rencontrer la personne qui nous est destinée peu importe son sexe», sourit gentiment le vieil homme.

Dean détesta sentir qu'il rougissait d'embarras. Il détourna le regard pour contempler le paysage sylvestre par la grande baie à arcades dentelées. Peut-être aurait-il dû demander à Sam de recevoir les deux représentants du Conseil avec lui. Ou peut-être préférait-il que son petit frère n'entende rien de son mariage à venir. C'était gênant. Il était encore plus mortifiant que tous sachent au château que Dean était aussi vierge que les premières neiges tombant sur Belemer en hiver.

Il pianota nerveusement du bout des doigts sur l'accoudoir.

—«Vous savez ce que je suis», souffla-t-il.

Il n'osa rien ajouter, qu'il était un homme inexpérimenté dans l'amour, un homme différent des autres qui pouvait voir des créatures magiques et glacer un cœur. Dean enfonça ses ongles dans le bois de son fauteuil. Il ne devait pas penser à ça.

Le Seigneur-Conseiller Egon le regarda un long moment avant de hausser les épaules.

—«Nous savons ce que vous êtes. Vous êtes un grand prince et dans peu de temps, vous serez un très grand roi. La Dame a jugé bon de vous gratifier d'un don extraordinaire, tout le peuple de Belemer attend avec impatience les temps heureux qu'inaugurera le règne de l'Aimé de Reiyel. Vous n'êtes pas maudit, Votre Majesté», dit-il avec assurance.

Le châtain esquissa une grimace un peu laide et la Dame-Conseillère Agda rit discrètement.

—«Nous ne sommes pas en train de vous dire que vous devez trouver une personne avec laquelle gouverner à l'issue de votre couronnement. Les lois de Belemer sont fondées sur le libre consentement et une véritable inclinaison en toute chose. Le Conseil est navré de troubler ainsi votre deuil mais il souhaite simplement attirer votre attention sur ce que les tous les royaumes des Terres de Fenia auront à l'esprit à cette occasion»», lui rappela-t-il gentiment en tirant sur sa barbe. «Nous allons devoir rédiger la proclamation officielle annonçant le décès de votre père et l'invitation à votre couronnement.»

Le jeune homme sentit ses paumes devenir moites sous le cuir fin de ses gants. Il les essuya machinalement sur ses cuisses.

—«… Cette invitation doit-elle préciser la durée du séjour des invités parmi nous?»

—«Le contraire pourrait être mal interprété et nous mettrait dans l'embarras», admit le Seigneur-Conseiller Egon. «Nous pouvons en définir les termes ensemble et faire au mieux de vos espérances, Votre Majesté.»

Dean espérait que le nombre d'invités serait restreint et qu'ils ne s'attarderaient pas à Snovedstad plus que ce que la stricte politesse leur permettrait de faire. Il savait que les festivités du couronnement de son père avaient duré trois jours; une telle durée paraissait acceptable. Le châtain survivrait à trois jours entourés d'inconnus. Il y aurait les plusieurs réceptions officielles dont celle qui suivrait son couronnement et la présentation des cadeaux diplomatiques. Il supporterait encore les adieux cordiaux, quelques révérences et sourires avant que tous ne quittent Belemer en le pensant au mieux courtois ou – dans le pire des cas – froid et distant. Surtout, il n'y aurait nulle part place pour des jeux de séduction, pour des entretiens intimes dont la seule idée lui donna des sueurs froides.

Dean avait parfois observé Sam quand celui-ci manifestait avec élégance son attirance pour une jeune femme. Il y en avait eu peu mais toujours plus que pour lui-même. Le châtain ne savait pas faire cela, les jolis sourires, les paroles douces et les gestes invitants. Une fois, il avait surpris son cadet en train d'embrasser dans les jardins en terrasse du château une jolie blonde. Son petit frère avait dix-sept ans, Dean l'avait envié au-delà de toutes mesures tandis que ses paumes se couvraient de glace.

Le châtain marcha jusqu'à la grande fenêtre, les mains croisées dans son dos. Il se racla légèrement la gorge.

—«…J'accepte humblement vos conseils et je suis prêt à les suivre. Pouvons-nous commencer dès à présent?», demanda-t-il en observant le paysage.

Le jeune homme entendit un léger bruissement de papier dans son dos, un raclement de chaise, un froissement d'étoffe. Dans le reflet de la fenêtre, Dean vit la Dame-Conseillère Agda s'approcher d'une table en bois sculptée, un stylet et un encrier en argent ouvert devant elle. Elle croisa son regard dans son reflet et lui sourit d'un air encourageant. Le châtain baissa les yeux, remarqua Sam qui traversait la cour d'honneur en direction des écuries. Il inspira profondément et commença à dicter.

Tandis qu'il récitait la chronique funéraire de son père, Dean entendait le claquement des sabots ferrés sur les dalles de la cour. Il se prit à rêver de galoper au plus vite sur les hauteurs de la cité avec son frère. Libre.


Comme annoncé plus haut, un petit mot concernant les sources d'inspiration iconographiques de cette histoire (que vous n'êtes en rien obligé de lire, toute imagination est une très belle chose :))

Les prénoms, noms de lieux et autres mots en langue étrangère sont des créations personnelles ou des recompositions à partir du norvégien, du finnois ou du suédois.

Les costumes des habitants de Belemer sont une combinaison entre le costume d'époque Renaissance en Europe (entre les XVe et XVIe siècle) et d'habits traditionnels d'Europe de l'est, notamment russe. J'ai imaginé ceux des Prêtres comme des variantes sur l'habit liturgique des popes orthodoxes.

Le château royal de Snovedstad est notamment inspiré des châteaux de Bojnice (Slovaquie), de Eltz, de Hohenzollern et de Lichtenstein (Allemagne) ou encore du château de Corvin (Roumanie). La cité elle-même ressemble à un mélange entre les villes d'Anvers, de Bruges, de Strasbourg parmi d'autres. Vous l'aurez compris, l'ambiance de Belemer est celle d'un royaume plutôt médiéval.

Rendez-vous dans quinze jours pour la suite si le coeur vous en dit :)

ChatonLakmé