Au commencement, le récit se contait lui-même, se glissant entre ombres et murmures. Dans le creux d'un instant suspendu, le passé se mêlait à l'avenir, dessinant sur le parchemin du temps des reflets de vérités oubliées. Ce n'était ni un conte fabuleux, ni une légende mystique, mais bien l'écho discret d'une existence, tissé de destins entremêlés et de silences éloquents.
Chaque mot, chaque pause, se faisait l'écho d'une réalité plus vaste, une mise en abîme où l'histoire se reflète dans son propre miroir, dévoilant par subtilité la trace d'un chemin à la fois intime et universel. Comme chaque histoire, il y a un début et certainement une fin. Notre histoire, elle, commence ici et on est fort à parier qu'elle se finira ici. Cette histoire, personne ne sait vraiment quand elle a commencé. On sait juste qu'elle s'en trouva ainsi…
«A mes petites colombes,
À l'échelle humaine, je ne vous aurais connues que l'espace d'un battement d'aile de papillon. Et pourtant… bien que nous n'ayons partagé ni larmes, ni cris, ni fous rires, bien que dans mes bras je ne vous aie chéries que quelques instants volés, mes petites colombes, je vous aime. De mon vivant, je n'ai jamais été une grande oratrice. Ni même la personne vers qui l'on se tourne quand tout va mal, ou quand tout va bien — pour ce que j'en sais. La vie ne m'a pas dotée de ce don. Je ne le regrette pas. Parler à des gens qui ne veulent pas entendre est épuisant. Croyez-en mon expérience.
Certains ne sont tout simplement pas prêts à écouter les vérités qui dérangent, qui blessent, qui répugnent. C'est le propre de l'espèce humaine, après tout : un mensonge enjolivé sera toujours préféré à une vérité cabossée. La vérité, dans ce monde, ressemble à une langue morte. Ancienne. Dépassée. Presque éteinte. Il ne reste que quelques-uns pour s'en souvenir, pour y croire encore. À l'inverse, nous sommes devenus si habiles avec les mensonges — ou pour les verbicrucistes invétérés, si doués pour dissimuler la vérité — qu'on en ferait rougir les plus grands poètes de notre langue maternelle. Ma langue mère à moi, c'est celle-ci. Celle de la franchise imparfaite. Elle ne vaut pas cher, et pourtant je ne la vendrais ni à l'aumône, ni à Crésus. Elle fait partie de moi, intégralement. Lorsque je disparaîtrai, elle restera. Quelque part.
La vérité chevauche aux côtés des idées. Et tout comme elles, elle ne meurt jamais. On peut la dissimuler, l'ensevelir, la nier — elle trouvera toujours un moyen de réapparaître.
Alors j'écris. Pour vous. Pour moi. Pour le monde que je laisse derrière. Un monde qui m'a vue grandir, rêver, chuter. Un monde qui m'a tout pris… mais qui, à sa manière, m'a aussi beaucoup donné.
Je vais vous raconter une histoire. La mienne, et la vôtre aussi.
Celle d'un amour ravageur, passionnel, inconditionnel.
Celle d'une vérité, dérangeante à bien des égards.
Celle d'une vie faite de tendresse, de solitude… et d'amertume.
Ou presque.
Le changement. Un mot si lourd de sens quand on l'écoute vraiment. Et pourtant, si vide lorsqu'il ne fait que passer dans nos vies. Mes premiers souvenirs d'enfant étaient déjà pavés de changements. Il y eut d'abord un changement à la maison. Le souvenir de mon père, de son visage, de ses baisers… puis de son dos. Fusil à l'épaule droite, baluchon de l'armée à les bras de ma mère, refuge d'un instant, pleins de chaleur, de tremblements. Ses larmes, chaudes, intarissables, coulaient sur mon épaule comme la rivière derrière notre maison. On y avait passé de si beaux étés. Entre éclats de rire, bains de minuit, et pique-niques improvisés.
Aujourd'hui, ce souvenir s'estompe. Flou. Lointain. Presque évanoui.
Le deuxième changement arriva peu de temps après mon entrée au collège. L'adolescence. Ce moment où tout s'effondre ou s'éveille. Pour ma mère, c'était la consécration d'une vie. Pour moi, c'était une révélation. Une sensation que je n'oublierai jamais : une rencontre. Un regard. Un toucher. Un baiser.»
