Chapitre 2 : Ma Juliette !

Elle resta un moment figée devant le bureau, la liasse de beryls toujours étalée devant elle. La lumière vacillante de la bougie projetait des ombres dansantes sur les murs, dessinant des formes étranges et irréelles. Elle souffla doucement, ses doigts effleurant l'argent d'un geste absent, comme si le poids de la somme lui échappait.

Ce n'est jamais assez… pensa-t-elle, un sourire amer flottant sur ses lèvres. Chaque paiement semblait n'être qu'une maigre consolation face à ce qu'elle devait affronter quotidiennement : la fausse tranquillité d'une ville en perpétuelle effervescence, où les sourires masquaient souvent des intentions plus sombres.

Elle se leva, se dirigea vers la fenêtre, et observa la rue en contrebas. Water Seven, avec ses canaux sinueux et ses bâtiments colorés à l'architecture vénitienne, avait cette beauté mystique. Le clapotis de l'eau qui glissait sous les ponts rappelait une mélodie ancienne, un chant qui semblait narrer l'histoire de cette ville suspendue entre l'eau et l'air. Les gondoles glissaient lentement sur les canaux étroits, leurs ombres dansant sur les murs des maisons à colombages qui se serraient les unes contre les autres, comme des vieux secrets partagés. La brise nocturne apportait avec elle une odeur de sel, de bois mouillé et de métal, un parfum familier et rassurant, mêlé aux effluves d'un monde en constante évolution.

Tu reviendras bientôt, cher client, pensa-t-elle, son regard se perdant dans l'horizon. Il y avait quelque chose de fascinant chez cet homme. Il ne disait jamais un mot, son oiseau parlant pour lui, mais ses yeux perçaient la surface des choses, alors qu'il se dissimulait sous un masque de calme et d'indifférence.

Cela faisait déjà plusieurs semaines, chaque jeudi, que cet homme revenait, indéfiniment, comme si un étrange rituel s'était instauré entre eux. Chaque fois, il était là, dans le même état, avec ce même regard qui perçait le voile de son masque. Mais elle ne se laisserait pas séduire, pas cette fois. Ce genre de client, elle en avait vu des centaines, et il ne serait pas le premier à lui faire baisser la garde.

Elle se souvenait de lui, pas tant pour son apparence que pour l'aura glacée qu'il dégageait. Un homme que les autres respectaient, un homme du gouvernement, probablement. Elle n'avait aucune certitude à son sujet, mais elle savait que derrière ce regard impassible se cachait quelque chose de bien plus dangereux que ce qu'il montrait. Elle devait l'intéresser, certes, mais elle ne prendrait jamais le risque de se dévoiler. Parce qu'elle savait ce qu'elle était, qui elle était : Lise Kureha, la Ballerine Céleste, une pirate dont la prime frôlait les deux cents millions de beryls. Une pirate aussi professionnelle et consciencieuse dans son rôle de couverture que dans ses véritables activités.

Le simple fait qu'il revienne encore, semaine après semaine, ne voulait pas dire qu'il avait gagné quelque chose. Il n'avait que ses propres intentions. Et ces intentions ne la concernaient pas, pas plus que la curiosité qu'il semblait éprouver à son égard.

Elle s'éloigna du bureau, les beryls toujours rangés dans leur tiroir, et jeta un regard distrait par la fenêtre. Water Seven, avec ses canaux sinueux et ses ponts typiques, semblait figée dans le temps, comme une Venise moderne flottant sur l'eau, mais elle savait que ce n'était qu'une illusion. Tout était surface ici. Tout n'était qu'apparence, que voile. Et sous cette apparence, elle sentait que cet homme, ce mystérieux client, était plus qu'il n'en laissait paraître. Ce qu'il lui cachait, elle le sentait dans sa manière d'observer, dans cette distance qu'il mettait toujours entre eux. Un homme de pouvoir, un homme habitué à prendre ce qu'il voulait sans jamais se laisser devancer.

Elle se rendit dans l'arrière-cour de la clinique, un petit jardin dissimulé du reste de la ville. Le vent soufflait doucement à travers les branches des oliviers, apportant avec lui l'odeur du sel et de l'humidité, comme si la mer elle-même murmurait des secrets. Il y avait quelque chose de reposant dans ce jardin, un calme fragile qui contrastait avec l'agitation de la ville. Elle s'appuya contre le mur de pierres, les yeux fermés, laissant l'air frais la caresser. Elle avait besoin de ce moment de solitude, de répit. Une pause avant de retourner dans ce monde où chaque mouvement, chaque geste, pouvait se transformer en une prise de risque mortelle.

Il ne m'intéresse pas. Ce n'est qu'une façade…, se dit-elle, mais la pensée persistait. Car plus il revenait, plus il était difficile de ne pas se poser de questions. Après tout, pourquoi un homme comme lui reviendrait-il à chaque fois ? Pour ses services médicaux, sans doute. Mais cela ne collait pas avec les regards qu'il lui jetait, les petites insinuations que son oiseau laissait parfois échapper.

Elle savait qu'il n'était pas du genre à rendre des comptes. Et si elle s'aventurait à trop en savoir sur lui, elle risquait de perdre son masque, de laisser échapper une partie d'elle-même. Et ça, elle ne le permettrait pas.

Elle se força à secouer la tête, rassemblant ses pensées. Elle n'était pas là pour se perdre dans des conjectures. Elle était ici pour faire son travail, pour conserver son anonymat. Un soupir s'échappa de ses lèvres. Deux ans. Deux ans qu'elle vivait dans cette ville, échappant à un passé trop lourd, trouvant dans Water Seven une sorte de refuge. Mais aujourd'hui, ce refuge commençait à ressembler à une cage, une cage dans laquelle elle se retrouvait à perdre une part d'elle-même. Peut-être un peu plus chaque semaine. Mais cela ne la ferait pas fléchir. Elle ne faiblirait pas. Pas devant lui, pas devant personne.

La porte de la clinique s'ouvrit, et elle tourna la tête, anticipant une autre visite. Un homme entra, plus jeune que son précédent client. Il avait l'air mal en point, visiblement pressé. Ce regard fuyant… ce regard qui trahissait bien plus qu'il n'en montrait. Un sourire se forma sur ses lèvres tandis qu'elle se redressait. La nuit, comme toujours, serait longue.

Lise se réveilla en baillant, les rayons du matin filtrant à travers les rideaux de sa chambre. La tête encore lourde, elle se redressa lentement dans son lit, ses pensées s'échappant dans un flou de souvenirs de la nuit précédente. Elle se souvenait de son dernier client, ce type qui avait eu la brillante idée de se retrouver sous les balles. Il n'avait pas l'air d'un homme capable de gérer la situation, mais ça n'avait pas empêché la Franky Family, ou les sous-fifres qui les remplaçaient parfois, de faire leur travail.

Elle roula sur le côté, glissant une main dans ses cheveux éparpillés sur l'oreiller. Un gang... ou ce qui s'en rapproche. Vraiment des branquignols, pensa-t-elle. Pourtant, ce ne fut pas la première fois qu'elle soignait un homme dans une situation similaire, bien que celui-là ait visiblement eu moins de chance que d'autres. Un coup de fusil, une balle brisée dans son corps, et elle s'était retrouvée à lui recoudre les morceaux à une heure indue. Le genre de service qu'elle ne faisait que quand la ville était endormie, quand personne ne se souciait de savoir qui était allongé sur sa table d'opération.

Elle se redressa enfin, s'étirant en gémissant légèrement. La douleur d'avoir passé une nuit à faire du travail au noir commençait à se faire sentir dans son dos. Le type, un imbécile, avait hurlé comme si le monde allait se terminer, et elle avait bien failli être démasquée par le vacarme. Après tout, ses voisins n'étaient pas aveugles. Mais bon, elle avait été rapide, bien qu'un peu énervée. Elle se souvenait l'avoir assommé d'un coup précis pour qu'il se taise et qu'elle puisse faire son travail. Les autres blessures n'étaient pas bien plus graves, mais retirer des morceaux de balle brisés, c'était une toute autre histoire.

Elle soupira en repensant à la scène. Vraiment... des pirates ? Non. Ils ne savaient même pas comment gérer la douleur. Pourtant, il y avait une forme d'ironie dans tout ça, un genre de tragi-comédie. Elle n'était qu'une simple médecin, après tout. Une médecin qui, au fond, préférait garder son masque d'indifférence. Mais sous ce masque, il y avait une autre femme. Celle qui, de temps à autre, se laissait envahir par la pensée qu'elle n'était qu'une spectatrice dans cette ville de fous. Une simple spectatrice.

Elle passa sa main sur son visage, toujours endormi, tout en repensant à cette longue nuit. À cet homme qui, une fois de plus, était venu frapper à sa porte en demandant des soins mais sans le moindre respect pour ce qu'elle faisait. Il s'en était sorti, après tout. Lui, au moins, avait eu la chance de n'être qu'un client ordinaire dans cette ville, ignorant qu'il avait croisé quelqu'un de plus… complexe.

Il l'avait payé, et elle l'avait laissé partir. Un autre client. Un autre corps qu'elle avait soigné et remis en route. Rien de plus. Elle se laissa tomber en arrière dans son lit, se remémorant ces quelques instants où elle avait fait face à l'inattendu. Où elle avait pris soin de quelqu'un qui, malgré ses airs d'homme puissant, n'avait été qu'une proie dans son propre monde. Un monde qu'elle connaissait bien.

Les affaires de la nuit étaient toujours le reflet de son travail. La même routine, à chaque fois. Mais, ce matin-là, elle se demanda si ce genre de routine finirait par la rattraper. Elle n'en avait pas encore assez vu, pas encore assez ressenti pour changer. Alors, elle se leva, enfila son peignoir, et se dirigea vers la fenêtre. Un autre jour à commencer. Et une nouvelle nuit à préparer.

Mais ce n'était jamais aussi simple. Pas pour elle. Pas à Water Seven.

Elle entendit un coup franc à la porte, suivi d'une voix familière.

- Bella ! Tout va bien ?! On va servir le petit déjeuner !

Isabella cligna des yeux, sa vision encore floue du réveil brutal. Elle bailla et se frotta les yeux.

- O-ouiiiii, j'arrive !

En un éclair, elle se précipita hors du lit, ses gestes presque automatiques. D'abord, les lentilles de contact pour masquer la couleur de ses yeux naturels. Ensuite, ses lunettes, pour donner l'impression d'un regard toujours calme, impassible. Ses cheveux en désordre, elle les coiffa en vitesse. Puis, sa robe, soigneusement ajustée, suivie de sa blouse impeccable. Elle se dépêcha de tout verrouiller derrière elle, prenant soin de ne laisser aucune trace de son empressement.

Elle descendit les escaliers à toute allure, les pensées encore embrumées par la nuit précédente, le souvenir des cris du client, des balles brisées et des urgences. Mais dans la rue Floréal, là où elle travaillait, il n'y avait pas de place pour ces pensées obscures. Aujourd'hui encore, elle allait devoir jouer son rôle. Elle était Isabella Rain, la clinicienne de la clinique Stern, le rayon de soleil du quartier. Celle qu'aucun regard ne manquait, celle qui faisait oublier à tous leurs tracas pendant quelques instants. Peu importait que son cœur soit lourd de secrets. Son sourire était son rempart, sa plus grande arme.

Elle entra dans la salle de la cuisine, adressant un sourire éclatant à l'équipe réunie autour de la table du petit déjeuner.

- Désolée ! fit-elle avec un sourire d'excuse. Je n'ai pas entendu mon réveil sonner.

Les autres la regardèrent, certains d'un air vaguement amusé, d'autres indifférents, comme s'ils étaient tous habitués à ses petites folies matinales. Ils étaient sept ou huit à travailler pour la clinique Stern, tous plus âgés qu'elle, hormis le petit-fils du patron qui n'avait pas encore la carrure d'un véritable médecin. Mais elle savait que, dans cette équipe, elle était un peu comme la benjamine à qui l'on pardonnait presque tout. En tout cas, c'était ce qu'elle ressentait parfois.

Elle s'installa à sa place, un peu plus loin, à côté des autres, et attrapa un morceau de pain pour le tremper dans son café. L'atmosphère était calme, presque décontractée. Mais il y avait toujours cette tension sous-jacente, cette volonté de tout faire bien, de tout gérer.

- Ton client du jeudi est encore revenu ? demanda le fils du patron, le couteau à beurre entre les doigts, un peu distraitement, tout en beurrant sa tartine.

Lise acquiesça brièvement, sans ajouter de détails. Elle savait qu'ils étaient tous au courant de sa relation avec ce client mystérieux qui venait chaque semaine. Ils avaient beau ne rien savoir de lui, il devenait une sorte de sujet de conversation récurrent.

- Quelle excuse ce coup-ci ? demanda le patron, un sourire en coin, en attendant sa réponse, l'air moqueur. Il avait toujours un ton un peu paternel avec elle, et parfois cela l'irritait plus qu'il ne le montrait.

- Un rhume. répondit-elle simplement, tentant de masquer la froideur qui avait soudainement envahi son esprit.

À peine eut-elle prononcé ces mots que toute la table éclata de rire. Ils se moquaient gentiment d'elle, comme toujours, mais Isabella, son masque, ne faisait qu'encaisser. Ce rôle, elle l'avait accepté sans jamais se laisser aller. Après tout, son sourire était son plus grand atout. Peu importe qu'il cachait une mer de tourments, il suffisait d'un sourire pour tout effacer, et tout redevenait normal.

- Imaginez qu'il arrive et qu'il se mette à tousser une bague de fiançailles… ricana la femme face à elle, les yeux pétillants de malice.

- Argh… ne souhaitons pas de malheur à un jeune homme amoureux… renchérit un autre, l'air faussement solennel. Il ne fera jamais mieux que moi en terme de demande.

- Tu veux parler du bouquet de Datura que tu m'as offert ? répondit Tina en haussant un sourcil. Pendant un instant j'ai presque cru que tu voulais me tuer… Mais dis-moi Bella, rassure-moi, ton client du jeudi ne vient tout de même pas chaque semaine si ?

Lise ne put s'empêcher de rouler les yeux, tout en esquissant un sourire.

- Selon vous ? Il vient aussi pour n'importe quelle raison, une indigestion, un coup de soleil, un manque de vitamine…

- Non ? Un… un coup de soleil ?! s'étonna un autre membre de l'équipe, éclatant de rire. C'est hilarant.

- Si tu le dis… répliqua Bella, son ton détaché mais froid. En attendant, le vendredi est un jour maudit… peu de sommeil et jamais de repos…

- Après, si tu n'enseignais pas le dimanche… lança Tina en faisant mine de réfléchir.

- Arrête Tina, Isabella a le droit de faire ce qu'elle veut. intervint le patron, le regard sévère, mais la voix douce. Bella, aujourd'hui tu auras des livraisons à effectuer et un colis à aller chercher au port. Je peux compter sur toi ?

Lise tourna son regard vers lui, son sourire maintenant plus contraint. Elle savait que ce genre de tâche n'était jamais simple, mais elle ne pouvait rien dire. Elle était trop impliquée dans ce rôle qu'elle jouait chaque jour.

- Toujours, répondit-elle, sa voix égale et calme, bien que l'intérieur de son esprit bouillonnait de pensées contradictoires. Son sourire forcé trahissait cependant une petite fausse note, mais tout le monde autour de la table était déjà trop occupé à sa propre routine pour le remarquer.

- Bien. Que tout le monde se mette en route et que je n'entende personne dire que la maison Stern n'est plus ce qu'elle était. conclut le patron, avant de se replonger dans ses papiers, indifférent au murmure de ses employés.

Isabella se leva lentement de la table, jetant un dernier regard à ses collègues qui discutaient entre eux. Elle savait que ce jour allait encore être long et semé d'embûches. Mais c'était sa vie maintenant. Alors, comme toujours, elle sourit, prit son manteau et se dirigea vers la sortie. La rue Floréal l'attendait, et elle n'avait pas le luxe de se laisser distraire par des fantasmes de fiançailles ou de soupçons sur un client étrange. Elle avait une mission à accomplir, et elle la mènerait à bien, quoi qu'il en coûte.

La raison pour laquelle on envoyait Bella faire des livraisons était sa rapidité exceptionnelle. Son incroyable agilité et sa capacité à se déplacer à une vitesse époustouflante en faisaient la meilleure candidate pour cette tâche. Mais ce n'était pas seulement sa vitesse qui plaisait à ses clients. Bella passait toujours du temps à leur expliquer comment appliquer leurs médicaments et s'assurait qu'ils suivaient bien leurs traitements. Elle allait même jusqu'à effectuer des suivis réguliers pour s'assurer que tout allait bien. En moyenne, elle travaillait trois fois plus qu'un médecin normal, mais sans jamais vraiment utiliser son fruit du démon.

Bella avait mangé le Kaze Kaze no Mi, le fruit du démon de l'air, ce qui lui permettait de se déplacer dans les airs avec une agilité déconcertante. Elle pouvait voler, mais c'était avant tout sa maîtrise de l'air qui faisait d'elle une personne d'une rapidité hors du commun. Elle n'en avait pas besoin en permanence, mais quand la situation l'exigeait, elle n'hésitait pas à utiliser ses capacités pour gagner du temps et filer entre les toits.

Avec son haki, elle parvenait à localiser ses clients où qu'ils soient dans la ville. Qu'ils ne soient pas chez eux, qu'ils aient changé d'adresse ou décidé d'aller dans un endroit un peu plus insolite, Bella savait toujours où les trouver. Beaucoup se demandaient comment elle faisait, mais elle répondait toujours avec un sourire en coin, leur disant simplement qu'elle avait ses sources. Cela avait vite fait le tour et tous ses clients s'étaient mis à l'attendre dans des lieux parfois insolites : écoles, karaoké, boutiques, épiceries, vieille ville… peu importe où, Bella les retrouvait toujours, et ce, avec une précision surprenante.

Ce jour-là, le soleil était haut dans le ciel, et Bella courait sur les toits, ses pas légers comme ceux d'un chat. Elle sautait d'un toit à l'autre avec une grâce naturelle, se faufilant à travers les interstices des rues et des canaux. Si elle avait emprunté le chemin classique, cela lui aurait pris des heures. Mais Bella ne perdait jamais de temps. Aujourd'hui, elle devait récupérer un colis au port pour son patron. Elle espérait que celui-ci ne soit pas trop volumineux, car plus il serait lourd, plus ses livraisons risqueraient de se compliquer.

Elle s'élança dans un autre saut acrobatique, se dirigeant vers un toit en contrebas, quand soudain, un choc inattendu la fit dévier de sa trajectoire. Elle percuta quelqu'un en plein vol. Agile comme un chat, Bella se rattrapa d'un coup sec à une gouttière, suspendue à quelques mètres du sol. Elle se tourna alors vers la personne qui l'avait heurtée, un air légèrement mécontent sur le visage, mais plus surpris qu'en colère. Jamais, au grand jamais, elle n'aurait imaginé percuter quelqu'un en plein ciel.

- Excusez-moi, tout va bien ? appela une voix en contrebas.

Elle regarda alors dix mètres plus bas, ses yeux croisant ceux d'un jeune homme aux cheveux blonds très courts et à l'air quelque peu… étrange. Il portait une casquette de la Galley la Compagnie et un uniforme. Bella, tout en gardant son équilibre, se servit du mur pour descendre avec facilité et se retrouver face à l'homme, tout aussi surpris qu'elle par cette rencontre inattendue.

Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais fut immédiatement coupée par le jeune homme, qui semblait totalement perdu dans son propre discours. Rouge comme une tomate, il se mit à bafouiller à toute vitesse :

- K-Kaku, 23 ans, je suis du signe du Lion et je travaille comme contremaître du quai 1 de la Galley la Compagnie... Veuxtusortiravecmoi ?! termina-t-il sans même se rendre compte qu'il venait de parler seul pendant près de deux minutes.

- Sers m'en un autre ! insista Kaku, tandis que Blueno le regardait d'un air circonspect.

Le regard de Blueno se fixa sur Kaku, qui avalait son verre cul sec avant de tendre à nouveau son verre, et ce, malgré les regards dubitatifs de son ami. Heureusement que ce n'était que de la bière qu'il lui servait, mais tout de même. Cela faisait un moment qu'il n'avait pas vu Kaku dans un état pareil, les yeux rouges et gonflés, pleurant à chaude larme comme une véritable fillette. Si Blueno avait un cœur, il en aurait presque ri. Après tout ce temps passé à connaître Kaku, il était de moins en moins capable de comprendre les critères de sélection amoureux de ce dernier. Ces histoires de princesses en détresse et de destinés amours à la Romeo et Juliette… C'était un véritable casse-tête. Mais ce qui le préoccupait vraiment, c'était l'état de Kaku. S'il ne l'arrêtait pas, il risquait de perdre sa clientèle avec ses éclats de voix dignes d'un drame théâtral.

- Arghhhhh ! Ma Juliette ! s'exclama Kaku, d'un air dramatique, en levant les bras comme si le ciel s'effondrait sur lui. Elle ne m'a même pas laissé une chance de me présenter. Je suis sûr que c'est à cause de mon nez. Il termina sa phrase en cassant violemment la bouteille de bière contre le comptoir dans un geste désespéré, comme s'il voulait se couper le nez pour le faire disparaître.

- Tu veux que la milice m'accuse de ton meurtre ou quoi ? répondit Blueno en soupirant, tout en attrapant le bras de Kaku pour l'empêcher de faire une bêtise. Arrête tes conneries, Kaku. Qu'est-ce qu'il y a de si difficile avec les femmes ? Un trou, c'est un trou, trouve-en une pour la nuit et arrête de créer des problèmes.

Kaku, les larmes toujours perlées sur ses joues, secoua la tête avec une expression dévastée.

- Tu... tu ne comprends pas ! dit-il entre deux sanglots. Elle était parfaite ! Ses yeux d'un marron presque doré, ses longs cheveux argentés qui paraissaient blancs sous le soleil… Et en plus, on s'est percuté en plein vol ! C'est le destin, Blueno, je te jure ! Qui aurait cru que je croiserais une sky runneuse autre que moi à Water Seven ? C'est la destinée ! J'ai trouvé la femme de ma vie !

A cet instant, Blueno s'arrêta net. Un frisson désagréable parcourut son dos, et il commença à transpirer abondamment lorsqu'il réalisa que la personne dont Kaku parlait n'était autre que leur Bella. L'apothicaire de l'autre côté de la rue, celle qui avait l'habitude de les servir et de soigner leurs maux. Celle que leur chef courtisait de manière… étrange, depuis près d'un an. Si Kaku venait à apprendre que Bella était celle qu'il convoitait, ça risquait de mal tourner. Leur chef, lorsqu'il était mis dans une situation où il se sentait menacé, était capable de tout, et il ne ferait pas de distinction. Et s'il apprenait que Kaku s'intéressait à sa Bella… ce serait une toute autre histoire. Blueno sentit un frisson glacé lui remonter le long de la colonne vertébrale.

- Non… pensa-t-il, son esprit en alerte. Si Kaku ne fait pas attention, il va se retrouver dans une situation bien plus compliquée qu'il ne l'imagine.

- Kaku… commença Blueno d'une voix tendue, tentant de reprendre la situation en main. Je pense que tu devrais… peut-être réfléchir un peu avant d'aller plus loin avec cette histoire. Tu sais… Bella… Il hésita un instant, cherchant ses mots, ne voulant pas trop en dire, mais ayant aussi l'intuition que Kaku ne se rendait pas vraiment compte de ce qu'il était en train de dire.

Kaku tourna la tête, encore les yeux brillants de larmes, et fixa Blueno, comme s'il était sur le point de lui demander un conseil sur ce qu'il venait de vivre. Mais au fond, tout ce qu'il avait en tête, c'était de retourner à son idée de "destinée". Ce moment fortuit de rencontre avec Bella avait pris une telle ampleur dans son esprit qu'il était convaincu que c'était le signe d'une grande histoire d'amour. Rien ne pourrait le détourner de ce sentiment. Mais Blueno, dans son coin, avait bien conscience que si leur chef venait à se rendre compte de ce qui se tramait, le destin de Kaku risquait d'être bien plus sombre que celui qu'il imaginait.

A suivre …