Chapitre 4 : Mon grand malade

Elle l'entendit rire avant qu'il ne raccroche. Franchement, elle devait arrêter de se laisser manipuler par ce type. Un soupir lourd s'échappa de ses lèvres alors qu'elle posait son escargophone noir sur son bureau. Sulfur savait exactement quels mots choisir pour l'agacer, la provoquer… et surtout la pousser à faire ce qu'il voulait. Un véritable poison dans sa vie.

Elle se passa une main sur le visage avant de se lever d'un bond. Plus tôt elle quitterait Water Seven, mieux ce serait. Elle sortit de sa chambre et descendit prévenir son employeur. Avec son air contrit et son sourire mesuré, elle lui expliqua qu'elle venait de recevoir un appel de sa famille et qu'elle devait partir environ deux semaines pour régler des affaires urgentes. Son patron, un homme d'âge mûr à la gentillesse un peu trop candide, ne posa aucune question.

Parfois, cette crédulité la faisait se sentir coupable. Parfois non. Aujourd'hui, elle choisit de ne pas y penser.

Elle retourna dans sa chambre et commença à emballer ses affaires quand un bruit sec la fit sursauter. Un claquement contre sa fenêtre. Puis un autre. Un oiseau tapait du bec contre la vitre avec une insistance agaçante. Elle plissa les yeux, hésitante, avant de se rapprocher.

Lorsqu'elle reconnut l'oiseau, elle cligna des paupières, incrédule. C'était celui de cet homme étrange. Son client du jeudi.

— Oh non… murmura-t-elle en se massant l'arête du nez.

Elle ouvrit la fenêtre et l'oiseau s'engouffra dans la pièce en battant des ailes frénétiquement, virevoltant autour de sa tête en piaillant de plus belle.

— Ahhh ! Aie ! Calme-toi, fichu piaf ! Qu'est-ce que tu veux ? Où est ton maître ? grogna-t-elle en tentant d'éviter son bec acéré.

L'oiseau ne cessa de tournoyer autour d'elle, poussant des cui-cui furieux. Elle eut un mauvais pressentiment.

— Ne me dis pas qu'il a fait une mauvaise réaction au traitement…? Il est tombé malade ?

— Cui cui !

Elle plissa les yeux. Ce n'était pas jeudi. Cet imprévu ne l'arrangeait pas du tout. Cela dit, vu la dose qu'elle lui avait prescrite, il était possible qu'il ait une fièvre sévère… mais franchement, il n'avait qu'à supporter. Elle n'était pas responsable de sa constitution. Après tout, cet homme était un assassin, ça se voyait à sa façon de marcher, à la manière dont ses muscles se tendaient à chaque pas. Si un type comme lui ne pouvait pas encaisser une simple fièvre médicamenteuse, c'était son problème.

Mais quelque chose lui disait que c'était plus grave.

— J'ai pas le temps pour ça, l'oiseau, où est-il ?

— Cui cuiii !

Le volatile fendit l'air et s'élança par la fenêtre, plongeant entre les toits serrés de Water Seven. Elle hésita une seconde, puis saisit sa sacoche et se lança à sa poursuite.

Les ruelles étroites et tortueuses de la ville ne lui facilitaient pas la tâche. L'oiseau était rapide, vif, filant à travers les rues comme s'il savait parfaitement où il allait. Elle, en revanche, devait zigzaguer entre les passants, sauter par-dessus des étals et éviter de renverser quelques gamins qui jouaient au bord du canal.

— Putain… de bestiole… pesta-t-elle entre deux inspirations hachées.

Il lui fallut bien un quart d'heure de course effrénée avant d'arriver devant un appartement à l'écart, légèrement délabré. Elle reprit son souffle, observa la façade. Aucune lumière à l'intérieur.

L'oiseau se posa sur la rambarde et la fixa, la tête penchée sur le côté, comme pour lui dire : dépêche-toi.

Elle frappa à la porte.

Pas de réponse.

Elle fronça les sourcils et frappa à nouveau, plus fort. Cette fois, un bruit se fit entendre à l'intérieur. Des pas lourds, traînants. Comme si quelqu'un peinait à avancer.

La porte s'ouvrit lentement, dévoilant un homme au teint livide, la sueur perlant sur son front. Ses yeux troubles se posèrent sur elle, un éclair de méfiance y passant fugitivement, puis, en la reconnaissant, son expression se détendit légèrement. Avant qu'il ne puisse dire un mot, ses jambes cédèrent sous lui et il s'écroula mollement… directement dans ses bras.

— Bordel… grogna-t-elle en le rattrapant de justesse.

Encore un imprévu dont elle se serait bien passée.

Elle poussa un long soupir avant de traîner l'homme jusqu'à la salle de bain, qu'elle dut d'abord localiser en fouillant un peu. L'endroit était sombre, impersonnel, d'une sobriété presque militaire. Elle tourna les robinets de la baignoire, laissant l'eau chaude s'écouler en un flot continu, emplissant peu à peu la pièce d'une vapeur apaisante.

D'un regard en biais, elle observa l'homme complètement HS qui s'appuyait contre le chambranle de la porte. Même ainsi, fiévreux et à moitié conscient, il dégageait quelque chose… Il fallait avouer qu'il avait son petit côté séduisant, le bougre.

Elle se racla la gorge, gênée par la direction de ses pensées. Malheureusement pour elle, il la prit en flagrant délit d'observation. Leurs regards se croisèrent une fraction de seconde trop longtemps, ce qui lui arracha un froncement de sourcils. Rapidement, elle retrouva son sérieux et s'empara de son poignet pour prendre son pouls.

— Vous n'êtes pas dans la meilleure des formes, monsieur Lucci. J'espère que ça en valait la peine.

Il plissa les yeux, l'ombre d'un sourire ironique flottant sur ses lèvres.

— Mon oiseau est trop bavard.

— Non, répliqua-t-elle en croisant les bras. C'était juste inscrit sur votre carte d'identité. Celle qui traînait sur votre table de salle à manger.

Il ne répondit rien, se contentant de l'observer avec cet air calculateur qui lui donnait toujours l'impression d'être passée au crible. Elle ne releva pas que, pour la première fois, c'était lui qui parlait et non son maudit oiseau. Sa voix grave, légèrement enrouée par la fièvre, résonnait étrangement dans la pièce confinée.

— Déshabillez-vous, ordonna-t-elle sans détour.

Il resta figé, son cerveau semblant refuser de traiter l'information.

Durant un instant, il se demanda ce que cette superbe créature aux cheveux courts faisait chez lui, dans sa salle de bain, à lui donner des ordres comme s'il était un patient lambda. Il nota à quel point cette nouvelle coupe encadrait son visage mutin, mettant en valeur ses traits à la fois doux et autoritaires. Ce regard perçant, cette assurance froide…

— Monsieur Lucci, insista-t-elle d'un ton sec. Je vais prendre votre température.

Il sentit de nouveau ses doigts frais sur son front brûlant. Une sensation inhabituelle. Jamais il n'avait laissé quiconque le toucher de la sorte, pas même ceux qui, en apparence, lui servaient d'alliés. Mais elle était médecin. Elle lui avait sauvé la vie.

— Vous êtes brûlant, déclara-t-elle, préoccupée. On va déjà commencer par vous soulager un peu avant que vous ne commenciez à divaguer.

Ses gestes étaient purement cliniques lorsqu'elle fit glisser la robe de chambre de ses épaules. Elle s'apprêtait à poursuivre lorsqu'il retrouva enfin le contrôle de ses réflexes.

— Je peux le faire moi-même, grogna-t-il d'une voix rauque.

Elle haussa un sourcil mais acquiesça rapidement.

— Très bien. Je reviens dans dix minutes. Mettez-vous à l'aise et détendez-vous.

Elle tourna les talons et referma la porte derrière elle, le laissant seul avec la vapeur et son propre trouble.

Elle était désormais seule dans un immense duplex situé au dernier étage d'un immeuble bourgeois de Water Seven. L'endroit, baigné d'une lumière tamisée par de larges baies vitrées, respirait le luxe discret. Tout était impeccablement rangé, presque trop. L'appartement manquait cruellement de personnalité, comme s'il n'avait jamais vraiment été habité. Une décoration sobre, sans fioritures, où tout semblait avoir été choisi pour son utilité plutôt que pour son charme.

Mais elle ne s'attarda pas sur ces détails. Sa cible était la cuisine.

D'un pas assuré, elle s'y dirigea et ouvrit les placards à la recherche de verres. Tout était soigneusement aligné, méthodique, presque clinique. Cela ne l'étonnait pas vraiment. Elle sortit un verre, le remplit d'eau et fouilla dans sa sacoche. Rapidement, elle en sortit plusieurs sachets contenant différentes poudres et comprimés.

Sans perdre de temps, elle versa un mélange de vitamines dans l'eau et remua doucement. Il allait devoir s'hydrater un maximum.

Avec un soupir, elle s'appuya quelques secondes contre le comptoir en observant la boisson effervescente. Puis, attrapant le verre, elle se dirigea d'un pas décidé vers la salle de bain.

Lorsqu'elle revint dans la salle de bain, la vapeur avait envahi la pièce, rendant l'atmosphère moite et étouffante. Le miroir était couvert d'une fine buée, reflétant des formes floues et indistinctes. Elle s'arrêta un instant sur le seuil, le verre toujours en main, et observa la silhouette massive de Lucci, à peine visible derrière le rideau de douche entrouvert.

Il avait suivi ses instructions, du moins en partie. Sa robe de chambre était négligemment posée sur un tabouret, révélant un torse marqué par des cicatrices anciennes et plus récentes, certaines fines comme des estafilades, d'autres plus profondes, témoins muets d'un passé qu'elle n'avait ni le temps ni l'envie d'interroger. Ses muscles, tendus sous l'effet de la fièvre et de l'effort, se contractaient à chaque mouvement alors qu'il passait une main dans ses cheveux humides.

Elle inspira légèrement, repoussant une sensation étrange qui lui serrait la poitrine. Ce n'était pas le moment de se laisser distraire.

— Buvez ça, ordonna-t-elle en tendant le verre.

Lucci tourna légèrement la tête vers elle, son regard acéré, scrutateur. Il n'aimait pas qu'on lui donne des ordres. Encore moins dans un moment de faiblesse. Mais il ne fit aucun commentaire et attrapa le verre d'un geste mesuré, observant le liquide trouble avant de porter le bord à ses lèvres.

— Qu'est-ce que c'est ?

Sa voix était rauque, plus grave encore à cause de la fièvre. Mais pour la première fois, c'était bien sa voix. Pas celle de cet oiseau ridicule qui lui servait d'excuse pour ne pas parler.

— Un mélange de vitamines et de minéraux. De quoi aider votre corps à tenir le choc.

Il plissa légèrement les yeux mais avala le contenu d'une traite, sans grimacer. Elle nota qu'il n'avait même pas pris le temps de sentir l'odeur ou d'analyser la texture.

Il lui faisait confiance.

Cette pensée la déstabilisa plus qu'elle ne voulait l'admettre.

Elle croisa les bras et le fixa un instant.

— Vous n'allez pas faire parler votre oiseau ? ironisa-t-elle.

Un sourire en coin apparut sur les lèvres de Lucci, aussi fugace qu'un éclat de lumière sur la lame d'un couteau.

— Pas la peine, répondit-il simplement.

Sa voix, bien qu'éraillée, avait quelque chose de troublant. Pas seulement parce qu'elle était grave et maîtrisée, mais parce qu'elle semblait… nue. Sans le filtre du ventriloque, sans cette façade qu'il s'était toujours imposée.

Bella ne releva pas, mais elle le détailla avec une attention renouvelée.

Lucci posa le verre vide sur le rebord du lavabo et s'appuya contre le mur, l'observant en retour.

— Vous avez l'air déçue, Bella.

Elle haussa un sourcil.

— Pourquoi je serais déçue ?

— Parce que vous pensiez que je me méfierais davantage.

Un silence.

Elle inspira lentement avant de répondre :

— Je m'attendais surtout à ce que vous soyez un meilleur patient.

Cette fois, il rit doucement, un vrai rire, rauque et bref.

— Mauvaise habitude.

Elle roula des yeux, puis posa ses doigts sur sa tempe pour vérifier la température. Toujours élevée, mais en légère baisse.

— Vous avez eu de la chance, murmura-t-elle. Si vous aviez attendu plus longtemps, je ne garantissais pas votre récupération.

Il ne répondit rien, se contentant de la fixer avec ce regard perçant qui l'avait toujours exaspérée.

Elle recula, rassembla ses affaires et se redressa.

— Vous allez mieux, c'est l'essentiel. Mais vous avez encore besoin de repos. Essayez de ne pas jouer les durs pendant au moins quelques jours.

Lucci ne promit rien, évidemment.

Elle soupira et tourna les talons.

— Reposez-vous, murmura-t-elle avant de quitter la pièce.

Derrière elle, le silence retomba, seulement troublé par le léger bruit de l'eau qui s'écoulait encore dans les canalisations.

Alors qu'elle se dirigeait vers la sortie, une voix grave, encore légèrement enrouée par la fièvre, l'arrêta net.

— Vous partez déjà ?

Ce n'était pas une question innocente.

Elle s'immobilisa, une main sur la poignée, et tourna légèrement la tête. Il n'avait presque pas bougé, toujours adossé contre le mur, mais cette fois, son regard n'avait plus rien de fiévreux ou de distant. Il était pleinement éveillé, pleinement conscient… et diablement perçant.

— Vous avez besoin de repos, pas de compagnie, répondit-elle d'un ton neutre.

— C'est amusant. Vous avez l'air pressée, mais vos pas disent le contraire.

Elle plissa les yeux, croisant les bras dans une posture défensive.

— Je ne fais que mon travail.

— Ah… rien de plus ?

Un frisson imperceptible lui parcourut l'échine. Ce n'était pas la première fois qu'il jouait sur cette corde, mais aujourd'hui, avec sa voix brute, sans artifice, cela avait un autre effet.

Il fit un pas vers elle, lentement, mesuré, sans jamais la quitter du regard.

— J'ai l'impression que vous aimez mon appartement, Bella. Vous prenez vos aises… fouillez mes placards, préparez des potions, donnez des ordres.

Elle arqua un sourcil, feignant l'indifférence.

— Je suis médecin. C'est mon travail.

— Vous l'avez déjà dit, mais ce n'est pas ce que je demandais.

Il s'était approché juste assez pour réduire la distance entre eux à quelque chose de presque intime. Il était toujours torse nu, sa peau encore tiède sous l'effet de la fièvre, et pourtant, il semblait plus solide que jamais.

Elle ne recula pas.

— Et vous, Lucci ? demanda-t-elle en soutenant son regard. Vous jouez toujours les patients charmeurs quand vous êtes mal en point ?

Un rictus effleura ses lèvres.

— Seulement avec les médecins qui en valent la peine.

Elle sentit son cœur rater un battement, mais elle ne lui donnerait pas cette satisfaction.

D'un geste sec, elle posa une main sur son torse et le repoussa légèrement. Pas assez pour être brusque, juste de quoi lui rappeler qui menait l'interaction.

— Allez vous reposer, fit-elle en détournant les yeux.

Elle se détourna et ouvrit la porte, mais juste avant de sortir, il lâcha dans un murmure, presque amusé :

— Vous reviendrez.

Elle ne répondit pas. Mais en refermant la porte derrière elle, elle savait qu'il avait raison. Peut être.

A suivre…