Chapitre 11 : Tuer pour une ordonnance ?
- Ma Juliette !
Lise resta figée, ses yeux se posant sur l'homme qui la pointait du doigt, son doigt accusateur tranchant l'air comme une lame. Elle pensait ne jamais le revoir. Vraiment. Ce n'était jamais agréable de percuter quelqu'un en plein ciel, de façon inattendue, encore moins de se faire surprendre durant les rares moments de joie et de liberté qu'elle parvenait à s'offrir. Chaque instant de tranquillité était précieux, un luxe que son existence nomade et tumultueuse ne lui permettait guère.
Ils se trouvaient dans le bar de Blueno, un lieu discret et familier. Le barman, à la mine patibulaire, était le cœur silencieux de cet endroit. Son visage, toujours fermé, affichait une expression implacable qui ne trahissait aucune émotion. Pourtant, malgré cet air bourru, il y avait quelque chose de fascinant chez lui. Une étrange aura faisait que, curieusement, tous ceux qui entraient dans ce bar se sentaient poussés à lui raconter leur vie. Il semblait écouter sans juger, les yeux fixés sur le verre qu'il essuyait lentement, mais jamais personne ne le voyait se départir de son masque impassible. Ses gestes étaient mesurés, presque mécaniques, mais il savait, sans le moindre effort apparent, capter l'attention des âmes perdues qui franchissaient la porte. Un paradoxe vivant.
Kaku, lui, n'avait rien de cet idéaliste rêveur que l'on pourrait croire à première vue. Toujours sérieux, droit dans ses principes, et impeccablement convenable, il avait l'air d'un homme à la discipline inébranlable. Il ne se laissait jamais distraire, et son air de calme assuré faisait de lui une figure respectée parmi ses pairs. Cependant, tout changea dès que Lise fit son apparition. Lorsqu'il entendit les mots qu'elle prononçait, un frisson inexplicable lui parcourut l'échine. "Ma Juliette !" Ses yeux s'écarquillèrent, et pour un instant, l'homme qui semblait toujours sous contrôle perdit toute sa retenue.
Depuis leur première rencontre, ce surnom, "Ma Juliette", avait réveillé en lui des sentiments qu'il n'aurait jamais cru possibles. Cette insistance à l'appeler ainsi, d'une manière si intime et émotive, le bouleversait profondément. Peu importe combien il tentait de rester rationnel, de maintenir ses principes, Lise exerçait sur lui un pouvoir qu'il n'avait pas prévu. Dès qu'il la voyait, quelque chose de fou naissait en lui. Cette attraction, cette obsession naissante, se transformait rapidement en une poursuite acharnée. Il en perdait son calme habituel, se retrouvant à lui courir après sans relâche, repoussant ses limites pour la séduire, la comprendre, être près d'elle.
Il sirotait son verre en la regardant discrètement, ses pensées envahies par l'image de Lise. Chaque mot qu'elle prononçait semblait résonner dans son esprit, et il était désormais bien loin des préoccupations de princesse et d'amour idéal qu'il avait habituellement. Il n'avait qu'une chose en tête : Bella ou Ma juliette comme il l'appelait en secret dans son cœur.
N'en pouvant plus de ce spectacle, Lise se tourna enfin vers le barman, son regard perçant comme une lame de rasoir. Elle inclina légèrement la tête, ses cheveux noirs effleurant son épaule, et fixa Blueno avec une froideur qui ne laissait place à aucun doute sur son agacement.
- "Monsieur Blueno, c'est un de vos habitués ?" demanda-t-elle d'une voix glaciale, sa bouche se contractant légèrement. "Boire aussi tôt le matin... je croyais qu'à Galley La Compagnie, les contremaîtres étaient plus consciencieux ?"
Elle laissa un silence s'installer, le regard dur, avant de continuer, presque comme une pique bien lancée :
- "N'oubliez pas de repasser voir votre médecin afin de renouveler votre ordonnance, elle est presque terminée."
Ses paroles, mordantes mais mesurées, s'adressaient plus à Blueno qu'à Kaku, qui semblait totalement absorbé par sa propre lutte intérieure. Il serrait légèrement son verre, observant Lise avec une intensité qui trahissait son trouble. Un désir fou d'être près d'elle, de lui parler, de la comprendre, brûlait en lui, mais il ne parvenait toujours pas à maîtriser cette impulsion grandissante.
Puis, d'un geste presque mécanique, Lise saisit sa veste et tourna les talons, son ton se radoucissant juste assez pour conclure :
- "Je dois y aller."
Son manteau se balança derrière elle alors qu'elle franchissait la porte du bar de Blueno, sa silhouette disparaissant dans la lumière froide du matin.
Kaku la regarda partir, un battement de cœur précipité dans sa poitrine. Il se leva sans réfléchir, prêt à la suivre, mais une part de lui savait qu'il devait encore prendre son temps. L'obsession qu'il ressentait pour elle ne pouvait pas être précipitée, même s'il en mourait d'envie. Il fixa la porte par laquelle Lise venait de disparaître, les mains légèrement tremblantes, son esprit envahi par une tornade de pensées contradictoires. Cette attraction le bouleversait, et il n'avait pas l'habitude de se laisser emporter ainsi.
- "Je te ressers du jus d'orange ?" lança Blueno d'un air blasé, brisant le silence dans lequel Kaku semblait s'être perdu.
Kaku tourna lentement les yeux vers son vieil ami. Son regard était encore empli de l'image de Lise s'éloignant, mais l'entente tacite entre lui et Blueno était palpable. Les deux hommes se connaissaient depuis bien trop longtemps pour que l'un d'eux puisse cacher quoi que ce soit à l'autre. Il hocha lentement la tête, comme s'il n'avait plus de mots à dire.
- "Oui", répondit-il d'une voix plus profonde, presque lasse, comme s'il se raccrochait à quelque chose de concret.
Blueno versa le jus d'orange avec un geste parfaitement maîtrisé, comme un chef d'orchestre dans son propre domaine. Il tendit le verre à Kaku, mais au lieu de la froideur habituelle, il y avait cette pointe de complicité qui avait toujours existé entre eux. L'air de ne pas y toucher, Blueno se pencha légèrement et, dans un murmure à peine perceptible, dit :
- "Tu devrais arrêter tes conneries et la laisser tranquille tu sais."
Kaku prit le verre, le fit tourner entre ses doigts comme doigts d'une manière qui semblait presque théâtrale, comme s'il s'agissait d'un verre de cognac et non d'un simple jus d'orange. Sa gestuelle était marquée par une sorte de solennité, son esprit toujours à des années-lumière de la situation présente. Il soupira légèrement, mais il savait que Blueno savait.
- "Elle... elle m'agace et elle m'attire en même temps. Je n'arrive pas à la comprendre", admit-il enfin, ses mots venant plus facilement ici qu'ailleurs. C'était un terrain connu, où les non-dits se comprenaient sans effort.
Blueno se redressa lentement, son regard perçant fixant Kaku, impassible comme toujours.
- "Tu t'emballes un peu, non ?" lança-t-il d'un ton presque moqueur, mais son regard était plus pénétrant qu'il n'y paraissait. "C'est très loin d'être ton premier crush… Dois-je te rappeler ce qui est arrivé à Luccinda ? Ou à Ancianne ? Ou bien dois-je évoquer Elisa ?"
Les mots de Blueno flottaient dans l'air, mais Kaku, sans la moindre émotion qui ne se trahisse, les accueillit comme un constat. Ces noms… Ce n'était que des fragments du passé, des morceaux de missions où les femmes n'étaient que des instruments, des pions sur le tableau d'échec qu'il manipulait sans pitié. Rien ne le frappait, rien ne le faisait vaciller. Il était un assassin, froid et calculateur. Leurs vies, leur douleur, n'étaient que des conséquences de ses actions. Rien de plus.
Luccinda. La secrétaire brillante et pleine de promesses. Elle avait cru qu'elle pouvait s'échapper, qu'elle pouvait gagner quelque chose avec lui. Mais elle avait fait une erreur en pensant qu'elle pourrait manipuler un assassin comme Kaku. Elle avait été un obstacle, et il l'avait éliminée avec la précision d'un mécanisme bien huilé. Quand elle avait voulu se venger, Kaku n'avait eu aucune hésitation. Un tir sec, net. Elle était morte, un pion déplacé, un simple détail dans l'avancement de la mission. Aucune émotion. Il n'avait pas fléchi. C'était son travail.
Ancianne. La fleuriste, douce et fragile, qui avait cru en un monde plus beau, un monde sans violence. Elle s'était accrochée à l'idée de réparer son monde brisé. Mais Kaku n'avait vu en elle qu'un moyen d'atteindre un objectif. Elle pleurait pour ce qu'elle avait perdu, pour ce qu'il avait pris d'elle, mais Kaku ne l'avait jamais vue comme plus que cela. Elle était une victime collatérale, une conséquence de la mission, et elle avait fini par être laissée dans la poussière de ce qu'il avait détruit. Ses larmes n'étaient rien. La guerre, le chaos, c'était le prix qu'il fallait payer pour atteindre son but. Elle avait payé le prix de sa naïveté. Il n'avait jamais ressenti de la culpabilité. Elle était morte. Un obstacle de plus enlevé.
Elisa. La noble, fière et passionnée, éperdument amoureuse d'un pirate. Elisa n'avait pas vu la vérité, que son amour était la clé de sa perte. Kaku l'avait observée, impassible, sans remords. Elle était un moyen d'atteindre des fins politiques, une proie dans un jeu bien plus vaste. Quand il avait tué l'homme qu'elle aimait, il n'avait ressenti rien d'autre que le respect de son devoir. Puis, quand il l'avait capturée, c'était pour en faire un outil de plus dans l'opération, une pièce à sacrifier. La douleur d'Elisa ne l'avait pas touché. Il n'avait eu qu'une pensée : accomplir sa mission. Elisa n'était qu'une victime de ses choix, comme toutes les autres. Elle était morte, ou plutôt, elle avait été détruite. Cela ne faisait aucune différence.
Kaku, son visage impassible, ne laissait rien transparaître. Blueno, cependant, voyait bien l'absence de réaction, la froideur de son collègue qui en disait plus que tous les mots. Il savait que Kaku n'était pas affecté, qu'il était au-dessus de tout ça. Il n'était qu'un instrument, une lame tranchante qui éliminait les obstacles sans émotion.
- "Ne touches pas à cette fille", répéta Blueno d'un ton froid, mais implacable. Il savait à quel point Kaku pouvait être insensible, mais il ne plaisantait pas. "Elle ne fait pas partie du plan. C'est un médecin consciencieux qui fait de l'excellent travail. Elle est polie et raisonnable. Et je suis un de ses patients. Tu sais comme c'est difficile de mettre la main sur un médecin traitant dans cette ville. Restes loin d'elle."
Kaku, sans montrer la moindre émotion, esquissa un léger sourire en coin, une lueur d'ironie dans ses yeux.
- "Ou bien ?" dit-il d'une voix qui ne laissait place à aucun doute. Il savait que Blueno n'était pas un homme de menaces vides, mais il savait aussi que son collègue était loin d'être quelqu'un qu'on pouvait facilement contrôler.
Blueno le fixa un instant, ses yeux perçant ceux de Kaku. Un silence lourd s'installa entre eux, où le poids de l'intensité de leur échange se faisait presque palpable. Puis, lentement, Blueno laissa son regard s'assombrir, une froideur glacée et terrifiante envahissant son visage. C'était l'aura d'un assassin. Celle qui faisait vaciller même les plus courageux. Ses yeux étaient vides, impassibles, mais Kaku savait qu'il n'y avait pas de danger plus grand que celui qui émanait de lui à cet instant.
Kaku, toujours aussi impassible, soutint son regard, ne s'en laissant pas intimider.
- "Tu serais capable de tuer pour une ordonnance ?" lança-t-il, sa voix calme mais perçante. Il savait que Blueno n'était pas là pour plaisanter, mais il n'était pas prêt à se laisser dominer non plus.
Blueno resta silencieux un moment, ses yeux ne quittant pas Kaku, mais la menace qui pesait dans l'air était plus qu'évidente. Puis, finalement, d'une voix calme, presque détachée, Blueno répondit :
- "Si tu es un obstacle au bon déroulement de la mission, cela pourrait se concevoir..." Il n'avait pas besoin d'en dire plus. La signification était claire : si Kaku, ou n'importe qui d'autre, venait à gêner les plans en place, il n'hésiterait pas une seconde à faire ce qui était nécessaire. La mission passait avant tout. Toujours.
- "Ne t'en fais pas..." lâcha soudain Kaku, sa voix glaciale, sans la moindre trace de chaleur. Il tourna lentement son verre entre ses doigts, observant l'intérieur du liquide comme s'il y cherchait une réponse. Puis il leva les yeux vers Blueno, un sourire presque imperceptible aux lèvres, mais suffisant pour faire frémir. "Et puis, je doute que ma Juliette se laisse tuer si facilement."
Blueno fronça légèrement les sourcils, mais il ne réagit pas immédiatement. Kaku continua, comme pour tester la patience de son collègue, un air de défi brillant dans ses yeux.
- "Pour un médecin, elle est très agile sur les toits de Waterseven. Personnellement, je mettrais ma main à couper qu'elle est bien plus que ça." Il marqua une pause, l'atmosphère se faisant plus lourde. "Quand on s'est percutés... j'ai senti, en une fraction de seconde, une intention de tuer. Si j'étais toi, je me méfierais."
Les mots de Kaku résonnèrent dans la pièce, glacés, imprégnés d'une menace à peine voilée. Blueno, qui jusqu'ici était resté impassible, ne put s'empêcher de laisser un éclat de surprise fugace traverser son regard. Cette information, aussi banale qu'elle semblait au premier abord, portait un poids lourd de sous-entendus. Puis, chose assez rare, son visage se tordit d'un sourire froid, sanguinaire même.
- "Tant mieux, non ? Personne n'est ce qu'il semble être, surtout pas à Water Seven." Il se pencha un peu plus près de Kaku, et sa voix prit une nuance plus dangereuse encore "Mais je suppose que t'as déjà remarqué ça, hein ?"
Kaku le regarda intensément, puis partit dans un éclat de rire. "Je ne peux pas ignorer ça, non."
…
Lise, quant à elle, poursuivait sa route sur les toits de Waterseven, son regard perçant scrutant l'horizon alors qu'elle se frayait un chemin agilement parmi les bâtiments. Les toits étaient son domaine, un lieu où elle se sentait libre, loin de l'agitation et des tracas du sol. Aujourd'hui, elle avait une mission précise : récupérer des radios au laboratoire, un détail logistique mais crucial pour l'opération à venir.
Son patron l'avait envoyée là-bas en vitesse. Le temps pressait. Un client important l'attendait pour une intervention en fin d'après-midi. Un cancer du poumon. Une situation délicate. Le diagnostic était encore réversible, mais les chances de succès étaient minces, et l'opération s'annonçait complexe. Le patient était un cuisinier de chez Luigi, un restaurant qu'elle adorait. Elle savait à quel point ce lieu était populaire, et à quel point ce cuisinier était aimé des habitués. Si ce dernier venait à décéder... cela serait une véritable tragédie. Pas seulement pour ses proches, mais pour toute la communauté. Mais bien que le diagnostic fût grave, il y avait une chance, infime, mais une chance quand même.
Elle se concentra sur son trajet, se faufilant entre les toits avec une agilité impressionnante. Son esprit était déjà occupé par les préparatifs de l'opération. Elle savait que chaque seconde comptait. Les radios devaient être parfaites, les informations exactes, pour pouvoir procéder à la chirurgie avec les meilleures chances de réussite. Il ne fallait surtout pas qu'elle perde de temps.
Son esprit, bien qu'occupé par la tâche qui l'attendait, ne pouvait s'empêcher de penser à Kaku. Il n'avait pas quitté ses pensées depuis leur rencontre inattendue plus tôt. Elle avait senti cette tension, cette ambiguïté qu'il dégageait, et elle ne savait pas exactement comment y réagir. Pourtant, elle avait toujours une certaine réserve, une prudence qu'elle savait nécessaire dans ce milieu. Mais Kaku... il était différent des autres. Quelque chose dans son regard avait fait naître une alerte en elle. Peut-être son instinct de survie, ou peut-être le fait qu'elle le comprenait à un niveau plus profond qu'elle n'aurait voulu l'admettre.
Lise secoua la tête. Pas maintenant. Ce n'était pas le moment pour penser à lui. Elle devait se concentrer. Les toits de Waterseven défilaient sous ses pieds, chaque mouvement mesuré, chaque geste précis. Le laboratoire n'était plus très loin. Il fallait qu'elle soit prête, qu'elle donne tout ce qu'elle avait. Une vie était en jeu. Et c'était là, dans l'ombre de ce bloc opératoire, qu'elle jouerait sa partition.
A suivre…
