Chapitre 12 : Vous vouliez un prétexte
Jeudi. Exceptionnellement, la clinique était fermée pour la journée. Lise se tenait aux côtés de son patron, un homme plus âgé, aux traits marqués par les années et les responsabilités, pour assister aux funérailles de Renecio Luggi, le patriarche du restaurant emblématique. Ils avaient tout fait pour le sauver, mais malgré leur expertise, son cancer du poumon trop avancé avait eu raison de lui. L'opération avait été techniquement un succès, mais la maladie l'avait emporté, et l'issue avait été tragique. Lise, bien qu'elle fût une professionnelle, ne pouvait échapper à la douleur de cette défaite. Malgré sa froideur apparente, un poids de culpabilité pesait sur ses épaules, un vide qui l'emplissait en silence.
Les funérailles se tenaient dans son village natal, sur l'île de Pucci, un endroit pittoresque et tranquille, mais ce matin-là, l'air était lourd de tristesse. L'église, vieille de plusieurs siècles, semblait être un sanctuaire immuable où les temps anciens se mêlaient au présent. Le silence pesait sur les lieux, palpable, comme si même l'air hésitait à respirer sous l'intensité de la situation.
À l'intérieur, les murs de pierre et les fenêtres aux vitraux déformés se faisaient écho aux murmures solennels des proches. La lumière filtrait à peine à travers les fenêtres étroites, projetant une lumière grise et faible, comme une lueur d'espoir vacillante dans un monde devenu morne. L'assemblée était presque entièrement vêtue de noir, une mer de visages fermés, tirés par la douleur. Les femmes, la plupart en robes longues et voiles, semblaient se tenir sur le fil du rasoir, les yeux pleins de larmes retenues. Les hommes, plus stoïques en apparence, n'étaient pas moins affectés. Certains évitaient le regard des autres, les visages tendus, les mâchoires serrées, comme si la perte de Renecio les avait frappés de plein fouet.
Le prêtre, vêtu de sa chasuble noire, montait sur l'autel, élevant sa voix pour annoncer les prières et les bénédictions. Mais même ses mots étaient lourds, saturés de cette atmosphère morose. Les chants du chœur, pourtant magnifiques, résonnaient comme des échos dans un vaste hall désert. Les voix tremblaient légèrement, emplies de la même émotion que les regards qui se croisaient dans l'assemblée. La tension était palpable, chaque mot du prêtre semblait enfoncer un peu plus le clou du deuil dans les cœurs des présents.
Lors de la procession, tout semblait figé dans le temps. Le cercueil, couvert de fleurs blanches et de lys, était porté avec une solennité presque surnaturelle, comme si l'air lui-même était trop lourd pour le laisser tomber trop vite. Le silence pesait sur tout le village tandis que la foule avançait vers le cimetière. Les visages étaient fermés, marqués par le deuil, mais chaque personne semblait porter une partie de cette douleur collective, en silence. Certains pleuraient discrètement, les mains serrées contre leurs bouches comme pour retenir des sanglots. D'autres se tenaient droits, les yeux baissés, comme figés dans l'instant de cette perte insurmontable.
À l'approche du cimetière, l'atmosphère se faisait encore plus pesante. Le vent, autrefois léger, semblait désormais mordant, un vent froid qui faisait frissonner les épaules des personnes présentes. Les tombes, alignées et anciennes, semblaient observer cette scène avec une éternité calme et froide. Le cercueil fut déposé dans la fosse, et les membres de la famille, ainsi que les plus proches amis de Renecio, se regroupèrent autour du trou, chacun d'eux se battant contre l'envie de craquer, chacun refusant de succomber à la tristesse trop manifeste, mais l'émotion était là, brutale et indomptable.
Lise suivait cette scène, observant silencieusement, son regard toujours fixé sur le cercueil. Elle avait fait tout ce qu'elle pouvait, elle avait tenté de sauver cet homme avec une détermination inébranlable, mais la réalité était bien plus cruelle que tout ce qu'elle aurait pu imaginer. La douleur sur les visages autour d'elle était évidente, elle la ressentait presque comme une brume, lourdement suspendue dans l'air. Même les plus durs, même ceux qui semblaient imperméables à la souffrance, n'étaient pas indemnes. Les larmes coulaient maintenant plus librement, les visages se tournaient vers le sol, certains visiblement brisés, incapables de retenir davantage cette vague de chagrin.
Lorsqu'il fallut jeter la dernière poignée de terre sur le cercueil, une profonde douleur se fit sentir dans l'air. Le prêtre récita les derniers mots, et l'assemblée, silencieuse et pleine de tristesse, accompagna Renecio vers la fin de son voyage. Un dernier adieu, une dernière bénédiction, puis un silence lourd qui pesa sur l'assemblée comme un voile opaque. Les regards se tournaient vers l'horizon, presque interrogateurs, comme s'ils cherchaient un sens à cette tragédie, une réponse à cette perte qui les affectait tous, aussi bien individuellement que collectivement.
Le poids des événements de la journée pesait encore lourdement sur ses épaules. Elle observait la mer, impassible, comme si elle espérait y trouver un sens, une réponse à cette fatalité qu'elle connaissait pourtant trop bien.
Le vent marin s'était levé, soulevant doucement quelques mèches de ses cheveux, apportant avec lui cette odeur de sel et d'embruns qui donnait à l'île une atmosphère intemporelle.
Albedo Stern, son patron, un homme robuste à la barbe poivre et sel, soupira en la voyant ainsi. Elle était jeune encore, trop jeune pour porter autant de culpabilité. Il tapota son épaule avec une certaine brusquerie, mais sans dureté.
— Tu n'y pouvais rien, petite. Si Dieu a rappelé le vieux René à lui, c'est qu'il était temps.
Il marqua une pause, son regard, usé par des années d'expérience, se perdant à son tour dans l'horizon infini.
— Même si la médecine est une science, un grand pourcentage reste dû à la chance. Parfois, la vie ne tient qu'à une lueur dans le vent…
Sa voix s'éteignit doucement, emportée par la brise, tandis qu'il suivait du regard un groupe de mouettes planant au-dessus des falaises. Il n'attendait pas de réponse, car il savait que les mots étaient parfois inutiles. Il y avait des vérités que seul le temps pouvait faire accepter.
Finalement, il se redressa, ajustant son long manteau sombre.
— Nous devrions rentrer maintenant. Il commence à se faire tard.
Lise détourna enfin son regard de l'océan. Elle hocha la tête et, silencieusement, elle suivit son mentor alors qu'ils quittaient le cimetière. Derrière eux, le village était encore plongé dans le deuil, mais la vie, elle, continuait. Toujours.
…
La nuit, d'une obscurité presque totale, enveloppait la rue Floréal de son voile mystérieux. Les lanternes suspendues aux coins des ruelles diffusaient une lumière jaune et tremblotante, éclairant faiblement les pavés usés par les années. Lise avançait d'un pas fatigué, traînant légèrement les pieds. Son ombre se dessina sur les murs des maisons étroites, fusionnant avec celle des bâtiments à peine visibles. La chaleur humide de la journée était encore présente, mais la fraîcheur de la nuit commençait à se faire sentir sur sa peau. Elle avait été loin, trop loin. Attendre le Puffing Tom avait été un test de patience, et maintenant, elle n'aspirait qu'à une chose : se glisser dans un bain chaud, faire tomber la fatigue de son corps, chasser les pensées sombres.
Le trajet de retour, bien plus long que prévu, avait joué sur ses nerfs. Mais ce qui la perturbait encore plus, c'était l'ombre de la douleur du décès qu'elle venait d'enterrer dans son cœur. La cérémonie avait été brève, marquée par la froideur des adieux. La perte pesait lourd, trop lourd. Mais le poids des responsabilités qui lui incombaient ne permettait pas de se laisser aller à la tristesse.
À quelques pas de chez elle, une étrange sensation la fit s'arrêter net. La rue semblait plus étroite que d'habitude. L'air était plus dense. Elle sentit le frisson dans sa nuque, l'instinct du prédateur, de l'agresseur, presque palpable. Elle se redressa, le regard scrutant les ombres autour d'elle. Quelque chose clochait. Lise se tenait droite, tendue comme un fil. Elle était seule... ou du moins, elle pensait l'être. Mais la certitude d'être observée lui glaça la peau. Ses sens étaient en alerte. Une inquiétude sourde grandit en elle, une tension de plus en plus présente.
Son souffle se coucha contre ses lèvres, presque imperceptible, alors qu'elle se laissait submerger par cette présence invisible. Quelqu'un la regardait. Mais d'où venait ce regard ? Cela ne pouvait être qu'une illusion, non ? Pourtant, l'idée qu'un inconnu se dissimulait dans l'obscurité derrière elle était trop présente pour qu'elle la chasse. Elle serra les poings, fermant les yeux quelques instants. Ce n'était qu'une impression… n'est-ce pas ?
La question, sortie d'elle malgré tout, s'échappa d'une voix tremblante qu'elle chercha à masquer : « Qui est là ? » La sonorité de ses propres mots sembla résonner plus fort qu'elle ne l'aurait souhaité, brisant le silence de la nuit.
Mais aucune réponse. Juste cette pression croissante, ce poids lourd dans l'air. La rue semblait maintenant aussi silencieuse qu'un cimetière.
Elle serra son manteau autour de ses épaules, prêtant attention au moindre bruit, au moindre mouvement. Puis soudain, l'ombre bougea. Une silhouette se détacha du mur voisin, longiligne et silencieuse, tel un spectre surgissant de l'obscurité. Lise cligna des yeux, la surprise, malgré la situation, émergeant en elle.
Une lumière tremblotante s'alluma tout à coup sur cette silhouette, révélé par l'une des lanternes, dévoilant un homme aux traits impassibles et aux yeux perçants. Il s'avança lentement, mais sûrement. Lise se redressa, son cœur battant la chamade, et mit sa main sur son cœur, comme si elle avait besoin d'un point d'ancrage pour empêcher la panique de la submerger.
- « Monsieur Lucci ?! » s'exclama-t-elle, un peu trop fort, son ton feignant la surprise. Mais l'effort était évident. « Oh non ! Nous étions jeudi ?! » Elle s'empressa de rectifier, offrant un sourire qui, bien qu'un peu crispé, tentait de dissimuler l'angoisse qui montait en elle. « Vous m'avez fait une de ces frayeurs ! J'ai cru que c'était un de ces malfrats de la Franky Family... »
Sa voix, pleine de sarcasme, se heurta à l'indifférence glaciale de Lucci. Il ne réagit pas immédiatement, son regard semblant la sonder, d'une profondeur glaciale, presque inquiétante. Les pas de Lise se figèrent dans l'air, ne sachant pas si elle était plus soulagée de le voir ou encore plus nerveuse. Ce regard était comme un laser, perçant, insistant. Elle sentait sa propre nervosité l'envahir.
Lucci ne répondit pas tout de suite, mais la tension entre eux était déjà palpable, comme un fil tendu. Il était là, dans l'ombre, comme un prédateur, aussi inébranlable et indéchiffrable que jamais.
Lise observa Lucci, cherchant des indices dans son expression impassible, mais il n'en donnait aucun. Il se tenait là, calme comme la mer avant la tempête, et son regard ne se détournait pas d'elle. Ses yeux sombres brillaient sous la lumière vacillante des lanternes, luisant d'une intensité qu'elle avait appris à reconnaître. C'était un regard de celui qui attend. Qui juge. Qui évalue.
Elle se sentit un peu perdue dans cette tension électrique qui flottait entre eux, comme si l'air lui-même devenait plus dense à mesure que les secondes s'égrenaient. Son instinct de combattante lui hurlait de rester vigilante, mais une partie de son esprit se demanda pourquoi il était là, à cette heure tardive, dans cette ruelle déserte.
Il finit par rompre le silence. Sa voix était calme, mais d'une froideur tranchante, comme une lame effilée prête à percer.
- « Vous êtes revenue. » dit-il enfin, son ton à peine plus qu'un murmure, mais porteur d'une attente palpable.
Elle haussait les épaules, un peu déstabilisée.
- « Ah, oui... il y a eu un enterrement aujourd'hui à Pucci, mon patron et moi... » Mais elle s'arrêta, comme frappée par un obstacle invisible. Il la regardait, toujours silencieux, ce regard qui semblait la pénétrer, l'empêcher de respirer correctement. Elle ne savait pas pourquoi, mais à cet instant précis, elle n'arrivait pas à finir sa phrase. Ses mots s'accrochaient dans sa gorge.
Lucci, pourtant, ne bougea pas. Il attendait, juste là, au cœur de la nuit, aussi implacable qu'un mur de béton.
- « De votre voyage, » précisa-t-il, sa voix d'acier coupant l'air, rendant chaque syllabe plus incisive. Il n'y avait pas de réconfort dans ses paroles, juste une sorte de rappel froid, comme une porte qui se ferme, mais qui reste entre-ouverte pour laisser l'air glacial pénétrer.
- « Ah oui… » répondit-elle, soudainement gênée, déglutissant difficilement. Elle chercha ses mots, sa voix un peu plus basse. « J'avais une urgence à régler, c'est rare mais ça arrive... » Elle sentit son cœur s'emballer. La pression de son regard la rendait nerveuse, une sensation étrangère qui s'invitait dans cette rencontre qui aurait dû être anodine. « J'aurais dû vous prévenir, je sais, mais… je n'avais aucun moyen de vous joindre, et vous étiez brûlant de fièvre il y a deux semaines. »
Elle se mordit la lèvre, comme si sa réponse avait soudainement pris une tournure qu'elle n'avait pas anticipée. Lucci ne la quittait pas des yeux, son visage impassible comme un masque de pierre. Son regard perça à travers elle, cherchant sans doute des fissures dans son histoire, une faille où s'infiltrer.
- « Vraiment ? » murmura-t-il. « Vous ne pensez pas qu'un petit geste, un vrai geste, serait plus approprié, vu l'oubli dont vous parlez ? » La question pendait dans l'air, lourde et menaçante, mais Lise, bien que saisie par la tension palpable, ne laissa rien transparaître. Son regard était perçant, mais son esprit était ailleurs, accablé par la fatigue. Elle était épuisée, bien plus qu'elle ne voulait l'admettre. Elle n'avait ni le temps ni l'énergie pour traiter un malade imaginaire ce soir. Et que trouverait-il comme excuse cette fois ? Une écharde dans le doigt ? Un coup de marteau mal placé ? Une indigestion soudaine ? Elle commençait vraiment à en avoir assez de ses caprices.
Elle se tint droite, croisant les bras, un soupçon de lassitude dans la voix :
- « Donnez-moi une seule bonne raison de vous ouvrir cette porte à cette heure. »
Il la fixa, sans un mot, son regard perçant ne quittant pas le sien. Puis, tout à coup, il fit un mouvement fluide, presque imperceptible. La lame du couteau brillait sous la lumière vacillante de la lanterne. Lise eut à peine le temps de réagir avant qu'il ne plante le couteau dans sa cuisse.
Elle écarquilla les yeux, stupéfaite par la violence de l'acte.
- « Mais vous êtes fou ?! » s'exclama-t-elle, ne pouvant dissimuler sa surprise et son incompréhension.
La lame était entrée si profondément qu'elle se sentit submergée par la gravité de la situation. Mais ce qui la frappa le plus, c'était l'absence totale de réaction de Lucci. Pas un cri, pas un tressaillement de douleur. Seulement un calme glacial qui l'effrayait presque plus que la blessure elle-même.
Le sang s'écoulait lentement de la plaie, se teintant de rouge sombre sur le tissu de son pantalon. Le choc initial passa, et Lise reprit ses esprits. Elle ouvrit la porte de la clinique d'un geste sec, allumant les lanternes d'un coup. Elle n'avait pas le luxe de se laisser submerger par la surprise. En quelques secondes, elle l'aida à entrer à l'intérieur, l'aidant à s'installer sur un siège.
Lise se précipita à ses côtés, rapidement déchirant le tissu de son pantalon pour révéler la blessure. Elle s'assit à genoux devant lui, prenant une profonde inspiration. Un coup d'œil furtif lui permit de constater la profondeur de la blessure, la lame avait tranché la chair, mais étrangement, le sang ne semblait pas couler autant que prévu.
Elle ne pouvait s'empêcher de le fixer, encore sous le choc de la brutalité du geste. Elle toucha la plaie avec précaution, s'assurant de ne pas aggraver la situation.
- « Vous êtes complètement imprudent... » murmura-t-elle, agacée mais aussi inquiète. Elle déchira un morceau de tissu pour le nettoyer, essayant de ne pas laisser sa frustration la dominer.
Lucci resta parfaitement immobile, son regard fixé sur elle. Il n'avait pas un seul mouvement de douleur, ses yeux plongés dans les siens, comme s'il attendait quelque chose, ou comme s'il voulait la tester. Mais Lise, elle, n'avait ni le temps ni l'envie de jouer à des jeux. Elle se concentra sur la plaie, nettoyant le sang, son esprit déjà en train de courir à toute vitesse pour trouver la meilleure façon de traiter cette blessure, tout en se demandant pourquoi il avait agi ainsi, sans la moindre explication.
Lise se redressa brusquement, sa voix tremblant de colère et de frustration.
- « Pourquoi avez-vous fait ça ? Quelques centimètres plus à droite, et ça aurait été très préjudiciable, vous le savez ?! Savez-vous au moins quelle valeur a votre vie ?! » Elle était à genoux devant lui, le regard fou de rage, et lui était assis tranquillement sur la chaise, la surplombant de toute sa hauteur. Ses mains tremblaient légèrement, pas de douleur, mais de l'indignation qu'elle peinait à contenir.
Lucci resta impassible, son regard plongé dans le sien avec une intensité glaciale. Il avait, comme d'habitude, une maîtrise parfaite de ses émotions. Il ne se laissa pas emporter par la colère, il ne broncha même pas. Finalement, il répondit d'un ton calme, presque détaché, mais avec une pointe de suffisance.
- « Vous vouliez un prétexte. Je vous en ai trouvé un. »
Lise ouvrit la bouche, prête à répliquer vertement, à lui faire savoir qu'elle n'avait que faire de ses caprices, qu'il était insupportable, voire insensé, dans ses manières. Mais avant qu'elle ne puisse dire quoi que ce soit, un mouvement imperceptible se produisit. D'une douceur infinie, Lucci abaissa sa tête et, dans un geste aussi rapide qu'assuré, il captura ses lèvres.
A suivre …
