Chapitre 15 :Sous Surveillance

Lise ne réagit pas immédiatement. Elle était absorbée par les constantes de Lucci, son expression marquée par la fatigue. Kaku, lui, haussa un sourcil, amusé par son silence.

— Je ne m'attendais pas à te trouver ici. Encore moins… à apprendre que c'est toi qui l'as opéré.

Enfin, elle leva brièvement les yeux vers lui, un regard froid, sans la moindre trace de reconnaissance.

— …Vous êtes ?

Un silence tomba dans la pièce. Kaku cligna des yeux, son sourire s'effaçant légèrement.

— Pardon ?

— Qui êtes-vous ? répéta Lise, impassible.

Là, il fronça les sourcils, un tic agacé crispant sa mâchoire. Sérieusement ? Elle ne se souvenait pas de lui ?

— Tss… Kaku. déclara-t-il en croisant les bras, légèrement irrité. Charpentier de la Galley-La. On s'est déjà croisés, tu sais.

— Ah. fit-elle simplement avant de reporter son attention sur Lucci, comme si elle venait de classer l'information sans y accorder plus d'importance.

Kaku la fixa un instant, un peu vexé, puis se reprit en soupirant. Il redevint aussitôt plus léger.

— Donc, c'est bien toi qui l'as opéré ? Je ne savais pas que tu étais chirurgienne.

Lise n'eut même pas un haussement de sourcil.

— Hmmm.

Elle continuait d'examiner les constantes, clairement peu disposée à lui parler.

Kaku, lui, s'accouda contre le mur, haussant les épaules avec un sourire faussement détendu. Pourtant, son regard glissa furtivement sur Lucci, étendu sur le lit. La lumière blafarde de la chambre d'hôpital dessinait des ombres dures sur son visage pâle et marqué par la douleur. Son torse se soulevait lentement, au rythme d'une respiration encore laborieuse, et des fils le reliaient aux machines dont les écrans projetaient des lueurs verdâtres et orangées. L'air était imprégné d'une odeur de désinfectant et de métal, étouffant, presque oppressant.

— Toujours aussi chaleureuse, à ce que je vois. fit Kaku, tentant de masquer le malaise qui le gagnait. Il jeta un coup d'œil vers Lucci avant de reporter son attention sur Bella. Comment se porte-t-il ? Est-ce que…

Mais alors qu'il s'apprêtait à poursuivre, Bella le coupa d'une voix froide et sans appel, sans même lever les yeux vers lui :

— Je n'ai aucune raison de te dire quoi que ce soit sur son état de santé.

Kaku arqua un sourcil, passablement énervé. Dire qu'il s'était porté volontaire pour venir chercher des informations et que tout le monde comptait sur lui… Il ravala son irritation et força un sourire, mais son regard s'était légèrement durci.

— Et pourquoi n'aurais-je pas le droit de savoir ? lâcha-t-il, croisant les bras, son ton se faisant plus tranchant malgré lui.

— Par souci de confidentialité. répondit-elle avec une froideur implacable. Je ne vous connais pas. Et je sais que votre nom ne fait pas partie de la liste des personnes à contacter. Que vous soyez un ami ou une simple connaissance, il m'est impossible de le prouver.

Kaku ouvrit la bouche pour protester, mais il se figea, la mâchoire crispée.

— Mais… !

Un silence pesant s'installa. Le bruit régulier du moniteur cardiaque pulsait dans l'air, un son monotone mais étrangement oppressant.

— Tu ne le connais même pas ! finit-il par lâcher d'un ton plus grave, mais il s'arrêta juste avant d'aller trop loin. Tch. Il ne pouvait pas en dire plus sans risquer de compromettre leur couverture.

Cette fois, Bella releva enfin la tête et planta son regard glacial et fatigué dans le sien. L'espace d'un instant, Kaku sentit un frisson lui parcourir l'échine. Il avait l'habitude de jauger les gens, de percer à jour leurs failles, mais cette femme… Elle n'exprimait rien. Juste un détachement clinique.

— Peut-être bien. admit-elle d'une voix calme, mais qui n'avait rien de rassurant. Mais monsieur Lucci est mon patient depuis un peu plus de deux ans.

Kaku sentit son cœur manquer un battement.

— …Quoi ?

— Et ce n'est pas la première fois que je l'opère. poursuivit elle, imperturbable. Je pense donc en savoir suffisamment sur ses antécédents médicaux.

Kaku la fixa, cherchant à déceler la moindre faille dans son expression. Deux ans ? Depuis tout ce temps, Lucci était sous la surveillance de cette femme ? Il n'avait jamais rien dit.

Il reporta son regard sur Lucci, cette fois avec plus d'attention. Il était habitué à le voir fort, inébranlable, et pourtant, allongé là, vulnérable sous la lumière crue, il paraissait presque… humain. Ça ne lui ressemblait pas.

Un goût amer lui monta à la gorge. Ce n'était pas seulement l'état de Lucci qui l'agaçait, c'était cette impression dérangeante d'être mis à l'écart, comme si tout cela le dépassait.

Sa mâchoire se contracta légèrement, mais il finit par souffler, esquissant un sourire amer.

— Deux ans, hein… Il détourna le regard, un éclat étrange brillant dans ses prunelles. Je vois.

Il n'ajouta rien d'autre, se contentant de se redresser lentement. Bella, elle, s'était déjà reconcentrée sur les constantes de Lucci, comme si la conversation était terminée.

Kaku serra les poings. Il était venu chercher des réponses, et il repartait avec encore plus de questions.

Un instant ! fit-elle, alors que Kaku allait partir, sa voix perçant le silence de la chambre d'hôpital. Il se figea, se retournant lentement vers elle.

— Dis à ceux qui attendent de ne surtout pas entrer dans cette pièce sous aucun prétexte, ordonna-t-elle d'un ton sec. Pas avant au moins douze heures. C'est le temps qu'il me faut pour estimer s'il a encore besoin de mon aide ou non avant de le transférer à un autre médecin.

Elle prit une courte pause, scrutant les appareils qui surveillaient Lucci.

— Il peut risquer des infections, même si j'ai stérilisé la pièce. ajouta-t-elle, une note d'inquiétude perceptible dans sa voix, mais elle resta implacable, concentrée.

Kaku hocha vaguement la tête, mais n'eût pas le temps de répondre, car à cet instant précis, une infirmière entra avec un milkshake au chocolat et des gâteaux. L'infirmière déposa le plateau sur la petite table près du lit de Lucci, lançant un regard furtif vers Kaku avant de s'éclipser sans un mot.

Kaku observa alors Bella, qui, d'un geste presque mécanique, attrapa le milkshake et les gâteaux, les engloutissant avec une rapidité presque inquiétante. Il la fixa, la curiosité piquée. Les chirurgiens… Ils ont tous ce besoin irrationnel de sucre pour compenser le stress des opérations et la fatigue. Il en avait souvent entendu parler, mais il n'avait jamais vu quelqu'un se jeter sur la nourriture avec autant de hâte. Elle semblait épuisée, ses gestes brusques trahissant la tension qu'elle accumulait.

Une fois son repas expédié, Bella se leva soudainement et se dirigea vers le coin de la pièce, là où l'espace était un peu plus dégagé. Elle se mit à faire quelques étirements, son corps se tendant et se relâchant avec une aisance surprenante. C'était comme si les exercices l'aidaient à évacuer une tension intérieure, un besoin de reprendre un peu de contrôle. Elle se pencha en avant, toucha ses orteils, puis se redressa avec une fluidité presque surnaturelle.

Kaku resta là, les bras croisés, se sentant soudainement déplacé. Elle est… différente, pensa-t-il. Il la regarda, presque fasciné par la façon dont elle passait d'un moment de fragilité, face à Lucci, à une force tranquille, comme si chaque mouvement était une manière de repousser ses propres limites.

Il se força à détourner les yeux, ne sachant trop comment réagir face à cette image contradictoire. Elle ne cesse jamais d'être surprenante. Mais cette pensée ne fit qu'aggraver sa confusion. Il avait l'impression de ne jamais pouvoir la saisir pleinement. Un mélange de frustration et d'admiration.

Il se racla la gorge, brisant enfin le silence qui s'était installé.

— Je vais transmettre ton message. dit-il, sa voix plus calme que prévu. Il attendit un instant, cherchant une façon d'ajouter quelque chose, mais n'en trouva aucune. Après tout, il n'était pas venu pour discuter de ces détails.

Il s'approcha de la porte, mais avant de la franchir, il se tourna une dernière fois vers elle, curieux.

— Tu veux que je t'aide pour quelque chose d'autre ? demanda-t-il presque par automatisme, bien qu'il ne sache même pas pourquoi il avait formulé cette question.

Elle ne répondit pas immédiatement, se contentant de le regarder d'un air légèrement distrait, ses mouvements toujours aussi fluides et méthodiques.

Kaku resta un moment dans l'encadrement de la porte, mais finalement, il tourna les talons, se dirigeant vers la sortie. Il jeta un dernier regard vers Lucci, dont la respiration régulière était l'unique indice de sa survie.

Au bout d'une journée de surveillance assidue, Lise se leva lentement du siège qu'elle occupait depuis des heures, ses yeux cernés mais déterminés. Elle s'approcha du lit de Lucci, observant minutieusement chaque partie de son corps touchée par l'hémorragie, chaque petit signe indiquant sa guérison ou ses risques potentiels. Les machines bipaient tranquillement autour d'eux, et son regard se fixa sur la zone opérée, les cicatrices encore fragiles mais prometteuses.

Elle hocha la tête, satisfaite. L'opération avait pris. Il semblait stabilisé, et bien que ce ne fût pas encore gagné, les risques de complications s'étaient considérablement réduits. Si personne ne faisait de bêtises, si le reste de l'équipe médicale ne commettait pas d'erreur et si Lucci respectait les instructions de repos strictes, il s'en sortirait. Elle prit un moment pour respirer profondément, se permettant de relâcher un peu la tension accumulée.

Elle s'assit une dernière fois devant la petite table sur laquelle étaient disposés ses dossiers. Avec une précision méticuleuse, elle ajouta ses dernières observations dans le dossier médical de Lucci. Ses doigts dansaient sur le papier avec l'habitude d'un professionnel aguerri, et elle nota les progrès du patient, son état actuel, et les prochaines étapes à suivre pour éviter toute rechute.

Lorsqu'elle eut fini, elle rangea ses affaires, se leva et jeta un dernier coup d'œil à la pièce, à la silhouette de Lucci toujours endormie et stable. Un soupir échappa de ses lèvres. Ce n'est pas encore terminé, pensa-t-elle, mais au moins, il avait franchi la première étape.

Fatiguée, mais avec une satisfaction tranquille, elle se tourna vers la porte, la lumière des néons qui clignotaient doucement sur son chemin. Il était temps pour elle de rentrer chez elle. Le stress de la journée la rattrapait, et elle n'avait plus qu'une seule envie : s'effondrer dans son lit, dormir, et oublier, même brièvement, les responsabilités qu'elle portait.

Elle se glissa dans son manteau et sortit de la chambre, jetant un dernier regard à l'hôpital qui laissait déjà place à la quiétude de la nuit. Ses pas résonnaient dans les couloirs vides alors qu'elle quittait l'hôpital, mais dans son esprit, le travail n'était pas tout à fait terminé.

...

Le lendemain, Lucci émergea lentement de l'inconscience, la brume de l'anesthésie se dissipant petit à petit. La lumière tamisée de la chambre d'hôpital filtrait à travers les rideaux, et il put entendre des voix autour de lui. Ses muscles étaient engourdis, chaque mouvement lui causant une douleur sourde, mais il resta immobile, concentré sur les sons environnants. Sa mémoire était floue, les derniers souvenirs qui lui venaient étaient fragmentés, comme des éclats d'images éparses.

Il se souvint à peine de son arrivée à l'hôpital. Tout ce qu'il arrivait à saisir, c'était le visage de Bella, l'ombre de ses traits un instant gravée dans son esprit, aussi nette que fugace. Il avait cru l'entendre dire quelque chose, des mots qu'il n'arrivait pas tout à fait à comprendre… mais il avait capté l'essence de sa voix, sa détermination. "Il faut que je l'opère," avait-elle murmuré, ou du moins, c'était ce qu'il avait cru. Ce souvenir, aussi vague fût-il, se mêlait à la douleur qui le tenait encore captif.

Il sentit des bruits de pas approcher, et ses pensées dérivèrent sur ce qui se passait autour de lui. Il tourna discrètement les yeux et aperçut le maire Iceburg, assis à son chevet, l'air plus vieux, fatigué, son visage marqué par une inquiétude visible. À côté de lui, un médecin examinait les derniers résultats de Lucci. Leurs voix étaient tendues, leur conversation captivant toute son attention.

Je vais jouer le rôle du malade, encore un peu. Il ferma les yeux, feignant un sommeil profond, tout en écoutant attentivement leur échange.

"Et vous dites que cette femme l'a opérée toute seule ?" demanda Iceburg, un air d'incrédulité dans la voix, ses yeux scrutant le rapport médical.

"En effet." Le médecin secoua la tête, comme pour exprimer son étonnement. "Je ne m'explique toujours pas comment elle a pu faire cela. Une telle opération nécessite normalement tout un ensemble de spécialistes et un bloc opératoire. Ce n'est pas à la portée de n'importe qui."

Le maire fit un geste désespéré avec ses mains, comme s'il n'arrivait pas à saisir l'ampleur de ce qu'il entendait.

Une infirmière entra discrètement dans la pièce, un dossier sous le bras. Elle se dirigea vers les machines à côté de Lucci pour prendre ses constantes, tandis que le vieux médecin, un homme expérimenté, discutait avec le maire Iceburg, également PDG de Galley-La Company. La conversation entre les deux hommes était sobre, concentrée sur l'accident sur le chantier, les blessés et les dégâts matériels.

"J'ignore qui est le confrère ou la consœur qui l'a opérée, mais votre employé a eu une chance phénoménale." Le médecin haussait les épaules, comme s'il avait lui-même du mal à croire ses propres mots. "D'abord parce que la barre de métal n'a pas touché de zones vitales. Ensuite, l'opération a été réalisée avec une précision quasi surnaturelle. Je n'ai jamais vu un travail pareil. C'est forcément quelqu'un d'exceptionnel. Aucun interne n'aurait pu faire ça."

Le médecin ne semblait pas avoir terminé et se pencha un peu plus près, observant minutieusement les sutures de Lucci.

"Et si vous regardez la finesse des sutures…" continua-t-il, les yeux remplis d'une admiration teintée de perplexité. "C'est du travail d'un expert. Je n'ai jamais vu un tel niveau de détail."

Iceburg, toujours inquiet, jeta un coup d'œil à Lucci, qui semblait toujours inerte, puis se tourna de nouveau vers le médecin.

"Donc, vous pensez qu'il s'agit d'un chirurgien de très haut niveau. Mais qui ? demanda-t-il, d'un ton presque désespéré. " Nous devons savoir qui a sauvé mon contremaitre. Ne serait ce que pour le remercier"

L'infirmière, qui venait de terminer de prendre les constantes, leva les yeux au moment où la question du maire retentit. Elle se tourna vers lui, visiblement surprise par l'interrogation.

— "Mais… je sais qui c'est, monsieur." Elle prit un instant pour se ressaisir. "Il s'agit de Bella Rain, de la clinique Stern."

Le médecin, qui n'avait pas l'air de comprendre immédiatement, haussait un sourcil en entendant le nom. Il se tourna vers Iceburg, perplexe.

— "La clinique Stern ? De la rue Floréal, n'est-ce pas ?" demanda-t-il, l'air un peu plus intéressé. "Je connais son patron, Albedo, mais… je n'ai jamais entendu parler de cette Bella Rain. Une pharmacienne, je suppose ?"

L'infirmière hocha la tête.

— "Elle est en effet spécialisée en pharmacologie, mais… en chirurgie, qui l'aurait cru ? Elle a dû agir rapidement, et apparemment, avec une grande efficacité."

Le médecin sembla pensif, comme si cette information le troublait.

— "Ce n'est pas rien de faire une intervention aussi délicate sans une équipe complète. Si elle a réellement mené l'opération, c'est… impressionnant." Il marqua une pause, les sourcils froncés. "La clinique Stern est réputée pour ses compétences en médecine générale, mais ce genre de procédure… c'est au-delà de ce que j'aurais imaginé."

Iceburg, qui écoutait avec attention, semblait encore sous le choc de la révélation.

— "Je vais devoir lui parler. Après tout, Lucci est l'un de mes meilleurs charpentiers. Si elle a vraiment sauvé sa vie, je lui dois une explication."

A suivre ...