Chapitre 17 : Isabella Rain

Le bruit métallique de la serrure qui se déverrouillait résonna légèrement dans l'air lourd de l'hôpital. D'un coup d'œil, il vérifia la salle voisine : il n'y avait aucune urgence immédiate à l'extérieur, mais le silence était palpable.

— Je vous en prie, Docteur, commença Blueno d'une voix impassible.

Le docteur Zero posa sa sacoche en cuir usé sur la chaise en bois, juste à côté du lit de Robb Lucci. Un bruit léger résonna alors qu'il déposa l'objet avec une précision presque militaire, avant de se tourner vers son patient. Il se pencha au-dessus du lit, examinant les constantes de Lucci sur les écrans aux couleurs froides, ses doigts glissant lentement sur les chiffres. Le médecin releva la couverture, dévoilant le torse nu du combattant, et observa un instant la plaie ouverte, encore rouge et enflammée. Il retira la compresse, la plaie béante s'offrant à sa vue comme une cicatrice à peine formée sur le corps d'un être presque invincible. Le processus de bourgeonnement venait à peine de commencer, la chair se resserrant lentement, encore fragile et sujette à des complications. Les bords de la plaie semblaient presque vivants, respirant dans une lente danse d'expansion et de contraction.

La pièce restait figée dans un silence presque religieux, comme si la vie elle-même était suspendue dans l'attente du verdict de l'expert. Le seul bruit qui brisait la tranquillité était le faible bip des appareils de surveillance. Le docteur Zero se redressa finalement, son regard froid et analytique se fixant sur l'ensemble de la situation. Il tourna lentement la tête vers Blueno, qui se tenait toujours près de la porte, une inquiétude subtile dans ses yeux, mais rien dans sa posture ne trahissait le moindre doute.

— Celui qui a fait ça est un vrai.

Blueno, pris de court, haussait les sourcils en réponse, son ton se faisant plus sec, plus interrogatif.

— Je vous demande pardon ? fit-il, un air de surprise apparent.

Le Docteur Zero leva un sourcil, son visage marqué par une étrange satisfaction. Il posa le dossier du patient sur la table à côté, ses doigts effleurant les pages avec une nonchalance calculée, puis observa de nouveau son jeune collègue.

— C'est ce que je viens de dire, répondit-il tranquillement, en gardant les yeux rivés sur le rapport. Il semblait presque amusé par la réaction de Blueno, comme si ce dernier n'était qu'un simple spectateur d'une scène déjà jouée. Voyez par vous-même, ajouta-t-il en pointant du doigt un passage précis du dossier.

Blueno s'approcha, ses yeux se fixant sur l'endroit indiqué. Le docteur laissa son doigt glisser lentement sur les lignes comme une caresse, tandis que Blueno, attentif, scrutait chaque détail.

— Cette dose d'anti-inflammatoire, l'utilisation de Flamine 3000 coupé avec du Ketafrène et injecté par intraveineuse. Le Docteur Zero laissa un petit silence s'étirer, comme pour que l'importance de ces mots pénètre l'esprit de Blueno. Il est même possible que la personne ayant opéré monsieur Lucci ait été un de mes élèves. Car j'ai été le seul à enseigner cela et ça ne figure dans aucun manuel.

Les yeux de Blueno se durcirent légèrement alors qu'il suivait les indications du docteur. La terminologie n'était pas étrangère à ses oreilles, mais la mention d'un élève de Zero l'intriguait plus que tout. Cela ne faisait qu'ajouter un mystère à une situation déjà chargée de secrets.

Le Docteur Zero haussait une nouvelle fois les épaules, comme s'il révélait quelque chose de presque anodin.

— Ensuite, si vous lisez le déroulé de l'opération et la finition, continua-t-il en parlant de manière plus détachée, vous constaterez que ce n'est pas du niveau d'un vulgaire médecin, mais d'un vrai. De quelqu'un diplômé de la haute école de Drum. Il marqua une pause, comme pour bien faire résonner la gravité de ses paroles. Ça ne fait pas un pli.

Le silence se fit plus lourd, et Blueno déglutit, une pression soudaine s'imposant sur sa poitrine. Les implications étaient claires. Cet « élève » n'était pas un inconnu. Il n'était pas simplement un médecin compétent. Il venait d'un lieu qui formait les meilleurs dans l'art médical, ceux qui transcendaient les simples protocoles et approchaient la médecine comme une science exacte. La haute école de Drum. Là où la douleur devenait une clé de compréhension, et la guérison une forme d'art.

— Savez-vous de qui il s'agit ? demanda le Docteur Zero en se tournant enfin complètement vers Blueno, ses yeux brillant d'une lueur de curiosité qui trahissait presque une certaine excitation. Cela me ferait plaisir de revoir un de mes anciens élèves, surtout après dix longues années.

Blueno resta silencieux un moment, ses pensées en tourmente. L'image de Zero, ce vieux satyre dont il n'avait jamais pu imaginer la dimension réelle de l'enseignement qu'il avait prodigué, se perdit dans la brume de son esprit. Pourtant, le nom qui s'imposa à lui avec une clarté inattendue le fit se figer sur place

— Isabella Rain.

Un coup de tonnerre éclata non loin, amplifiant la tension déjà palpable dans la pièce. Un éclat de lumière traversa la fenêtre, jetant des ombres dansantes sur les murs. Blueno garda son calme apparent, mais son esprit venait de se figer en une fraction de seconde. Lorsque Blueno prononça le nom de Bella, leur fleur du quartier des songes, la belle et charmante apoticaire et médecin généraliste de la clinique Stern, il ne s'attendit pas à une telle réaction.

Le docteur ne bougea pas immédiatement.

Il resta figé quelques secondes, les yeux fixés sur le rapport comme s'il avait voulu y trouver une explication, une dénégation. Mais Blueno le remarqua : une étincelle fugace de stupeur, à peine perceptible, traversa son regard. L'espace d'un instant, il sembla avoir perdu sa froideur habituelle, sa maîtrise parfaite de ses émotions.

Puis, comme si cet instant de faiblesse n'avait jamais existé, le docteur Zero reprit son calme avec une rapidité déconcertante. Il se redressa, un rictus froid et implacable se dessinant sur son visage.

— Si c'est une blague mon garçon, elle est de très mauvais goût, dit-il d'un ton glacial, la voix pleine de cette autorité inébranlable qu'il avait toujours.

Le silence s'installa à nouveau, lourd, dense, comme si le moindre mot supplémentaire risquait d'exploser cette tension palpable. Le docteur Zero se tourna lentement, et sa voix s'éleva, mais cette fois-ci, elle portait une nuance différente, moins sûre, moins impitoyable.

— Il est impossible qu'Isabella Rain soit encore de ce monde, répéta-t-il, ses yeux s'assombrissant tandis qu'il fixa l'horizon, comme s'il cherchait à fuir un passé douloureux. J'étais là, le jour de son opération. J'étais présent le jour où elle est morte.

Les mots tombèrent comme une chape de plomb, laissant une aura glacée s'abattre sur la pièce. Zero tourna la tête vers Blueno, et c'est dans ce regard, brièvement, qu'une trace de regret se manifesta, comme une fissure dans une pierre froide. Mais elle disparut aussi vite qu'elle était apparue.

La pièce devint plus silencieuse encore, chaque respiration résonnant lourdement. Blueno resta figé.

La pièce devint plus silencieuse encore, chaque respiration résonnant lourdement. Blueno resta figé, son esprit en proie à un enchevêtrement de pensées qui se bousculaient, heurtant ses certitudes comme des vagues déchaînées. Un malaise profond s'installa en lui, un sentiment que tout ce qu'il croyait savoir venait de s'effondrer. Si Isabella Rain était morte, qui était la femme qui se faisait passer pour elle ?

Le silence devenait insupportable, chaque seconde s'étirant, comme si le temps lui-même refusait de répondre à cette question.

Une pensée, une seule, frappait brutalement son esprit : qui était cette médecin, diplômée de Drum, qui avait fait tout cela avec une telle aisance, une telle précision ? Qui était cette personne qui vivait en face de son bar, qui le saluait tous les matins quand elle partait travailler et qui n'arrêtait pas de lui rabâcher de prendre soin de sa santé ? Et, encore plus profondément : pourquoi, et comment, pouvait elle se cacher sous l'identité d'Isabella Rain ?

Puis, dans un éclair de conscience, les paroles de Kaku resurgirent dans son esprit. "Pour un médecin, elle est très agile sur les toits de Waterseven. Personnellement, je mettrais ma main à couper qu'elle est bien plus que ça." C'était précisément ce qu'il avait entendu. Il s'était voulu rassurant à l'époque, cherchant à rejeter ses doutes. Mais aujourd'hui, ces mots prenaient une toute autre signification. Kaku avait raison. Bella n'était pas juste une médecin. D'ailleurs elle n'est même pas Bella.

Puis, le silence s'épaissit à nouveau, lourd de non-dits et de soupçons. Blueno, toujours figé, écoutait chaque mot du docteur Zero, qui semblait revivre les souvenirs de cette époque avec une étrange indifférence, une froideur presque clinique.

— Isabella Rain était une de mes élèves, dit-il finalement, la voix calme mais tranchante, comme s'il racontait une histoire sans grande importance. Une jolie fille sérieuse aux cheveux argentés et aux yeux marrons avec un éclat doré. Une assez bonne élève, très travailleuse et déterminée. Elle était appréciée de tous. Toujours un mot gentil, toujours prête à apporter son soutien. Un rire cruel s'échappa de ses lèvres alors qu'il poursuivait. Une fille détestable, n'est-ce pas ?

Il se tourna lentement vers Blueno, un sourire malsain se dessinant sur son visage, un rictus presque imperceptible.

- Personnellement, j'ai toujours considéré que les gens trop gentils et tournés vers les autres étaient destinés à échouer. Ils donnent trop de leur temps inutilement. Cette gamine croyait qu'il fallait apporter de la gentillesse et de la bienveillance aux autres, pour guérir leur âme, disait elle. Le ton se fit moqueur, méprisant. Mais le corps humain n'est rien d'autre qu'une machine, et les muscles, ses rouages.

La froideur de ses paroles, la manière dont il parlait d'elle, comme d'un simple projet qui ne s'était pas concrétisé, fit surgir une vague de colère à l'intérieur de Blueno. Il ferma brièvement les yeux, se forçant à maîtriser ses émotions. Mais quelque chose en lui se brisait à chaque mot que Zero prononçait.

— Comment est-elle morte ? Demanda Blueno, la voix légèrement éteinte, comme si l'ombre d'une vérité trop lourde se posait sur lui.

Le docteur Zero sembla presque se délecter de la question, un léger sourire effleurant ses lèvres alors qu'il se remémorait l'instant.

— Hum ? Ah… il se trouve que cette enfant était malade. Terriblement malade. Ses yeux se firent plus sombres, et sa voix se fit plus basse, presque comme une confession. Une maladie très agressive. Je lui ai injecté un de mes médicaments expérimentaux qui avaient prouvé leur efficacité. Mais son cœur n'est pas reparti. Il haussait les épaules, comme si tout cela n'était qu'une simple défaillance technique. C'est dommage, elle était une aspirante de sixième année. Elle avait du potentiel, mais c'est tout.

Le docteur Zero se redressa lentement, un sourire encore plus glacial se dessinant sur son visage. Ses yeux restaient fixés sur Blueno, mais il n'y avait plus de trace de l'émotion apparente qu'il avait manifestée plus tôt. Il reprit son ton habituel, un mélange de condescendance et de froideur.

— Par contre, la fille qui a opéré ce monsieur Lucci n'a rien à voir. Ce serait comparer une perle et un haricot. Il laissa échapper un petit rire amer, comme si l'idée même lui semblait absurde. Je me demande bien qui ça peut être... Il jeta un dernier coup d'œil à Blueno, le regard perçant, presque inquisitif. Dites-moi, Blueno, j'aimerais beaucoup revoir cette personne. J'aimerais beaucoup savoir ce que cela fait, de sauver des vies tout en se faisant passer pour un mort. Quelle mascarade !

Il attendit un instant, observant la réaction de son interlocuteur, mais ne sembla pas pressé de recevoir une réponse. Ses paroles flottaient dans l'air, denses, pleines de sous-entendus, et chaque mot était comme un coup de marteau dans l'esprit de Blueno.

— En ce qui concerne votre collègue, considérez-le sorti d'affaire. Le docteur Zero sembla soudainement plus détendu, comme si tout cela n'était plus qu'une formalité pour lui. Dans deux ou trois semaines, il pourra sortir de sa chambre d'hôpital et sans doute retravailler le mois prochain. Il ajouta ça d'un ton presque désinvolte, comme s'il avait fait le plus gros du travail et que le reste était secondaire.

Il se tourna vers la porte, un mouvement vif et assuré.

- Maintenant que tout est dit, j'aimerais rentrer.

Son regard croisa celui de Blueno une dernière fois, mais cette fois, il n'y avait plus d'intérêt dans ses yeux, juste une froide indifférence. Le docteur Zero n'attendait plus de réponse, ses pas résonnèrent dans la pièce, lourds de promesses non formulées. Il s'apprêtait à quitter la chambre, laissant derrière lui un océan de questions non résolues et une inquiétude grandissante chez Blueno.

...

Quand Blueno revint à son bar, sa mine était sombre, presque menaçante. Il venait d'apprendre une vérité qui le dévastait. La colère bouillonnait en lui, accompagnée d'un sentiment de trahison qu'il n'avait pas vu venir. Ses yeux se posèrent sur les médicaments et l'ordonnance posée sur le comptoir. Chaque mot inscrit sur le papier, cette écriture parfaite et soignée, semblait se moquer de lui.

Le docteur Zero avait décrit Isabella Rain avec une précision qui correspondait à la perfection à la personne qu'ils connaissaient tous sous le nom de Bella. Les cheveux argentés, les yeux marrons aux éclats dorés, sa gentillesse, son attention, sa disponibilité sans faille… Tout cela correspondait exactement à l'image qu'ils avaient de la médecin qui s'était occupée d'eux avec dévouement.

Mais voilà le problème. Isabella Rain, celle qu'on lui avait dépeinte, était morte. Et la personne qu'il avait vue soigner et s'occuper d'eux jusque tard le soir, n'était pas elle. C'était une autre femme, quelqu'un qui avait pris son identité et l'avait usurpée, mentant sur son passé et sa véritable nature.

Blueno serra les poings avec une telle force que ses jointures blanchirent. Un mélange de frustration, de colère et de trahison l'envahit, rugissant dans ses veines comme un poison. Comment avait-il pu être aussi aveugle ? Comment avaient-ils pu tous, aussi facilement, se faire avoir par cette mascarade ? Il avait cru en Bella. Il lui avait fait confiance. Une confiance aveugle, nourrie par la gentillesse qu'elle affichait, son dévouement. Chaque jour, elle était là, à soigner, à sauver, à donner sans retour. C'était cette image qui l'avait convaincu de son authenticité. Et aujourd'hui ? Aujourd'hui, tout cela s'effondrait sous le poids d'un mensonge.

Mais merde... Une part de lui n'arrivait pas à ignorer une vérité plus dérangeante encore : cette femme qui se faisait passer pour Bella, malgré tout, elle faisait ce qu'elle faisait de mieux.

Elle soignait, elle sauvait des vies. Peu importait l'identité qu'elle portait, elle accomplissait sa tâche avec une efficacité redoutable, sans faillir. Ce n'était pas possible, pourtant, il ne pouvait pas nier ce paradoxe.

Il fixa l'ordonnance, les yeux plissés. Le papier était là, froid, implacable, comme une vérité qui lui glissait entre les doigts. Comment une femme pouvait-elle voler l'identité d'une autre, endosser ce rôle, et pourtant accomplir tout cela avec une telle aisance ? Un mensonge, une trahison, mais en même temps... des vies sauvées. C'était ça qui le torturait. Il voulait crier, exploser de rage, mais au fond, il se sentait... empoisonné par l'incertitude. Chaque pensée était un coup de couteau. Elle avait menti. Elle les avait manipulés. Et pourtant, elle n'avait jamais cessé de remplir son rôle avec la même assiduité.

Blueno secoua la tête, se maudissant pour cette confusion qui le dévorait de l'intérieur. Il n'arrivait pas à se débarrasser de cette merde. C'était une foutue contradiction. Elle leur avait volé quelque chose, mais elle leur donnait aussi tout. Alors, pourquoi ? Pourquoi le faire, si ce n'était pas pour une bonne raison ? Isabella Rain était morte, mais cette femme... Elle continuait à être là, à sauver, à soigner. C'était un coup tordu, un putain de mensonge, et pourtant, il ne pouvait s'empêcher de se dire qu'elle faisait ce qu'elle devait faire.

Il souffla bruyamment, la colère bouillonnant sous sa peau, mais aussi cette putain de frustration qui le retenait de tout faire sauter. Le doute, la trahison, tout cela le maintenait dans un état de tourment qu'il ne connaissait pas. Il détestait ça. Il détestait ne pas avoir de réponse claire, de solution facile. Mais il savait, au fond, que rien n'allait plus être comme avant. Rien.

A suivre ...