Chapitre 20 : Le Froid et la Peur
Lise eut du mal à se traîner jusqu'au rez-de-chaussée de la clinique pour prendre son petit déjeuner, comme elle en avait l'habitude tous les matins. Sa démarche était hésitante, chaque pas pesant sur ses jambes fatiguées. Ses yeux, habituellement vifs et pleins de malice, étaient maintenant ternes, et son sourire, forcé, ne trompait personne. Les médecins autour de la table, observant son arrivée, échangèrent des regards inquiets, mais aucun d'eux ne posa directement de question. Ils savaient bien que Lise n'aimait pas qu'on l'interrogeait sur son état.
Elle prit place, cherchant à dissimuler son malaise sous une attitude calme et distante.
- « Ce n'est rien, juste un petit coup de déprime, probablement à cause du changement de saison. Avec des vitamines et un peu de repos, ça passera, » dit-elle d'une voix qui semblait un peu trop haute pour être naturelle.
Les médecins, tous membres de la clinique d'Albedo Stern, se contentèrent de hocher la tête en silence. Chacun connaissait les règles : on ne posait pas de questions inutiles, on ne faisait pas d'observations qui pourraient la mettre mal à l'aise. Mais même sans mots, ils comprenaient. Lise n'était plus celle qu'ils avaient connue, celle qui affrontait chaque épreuve avec la même détermination implacable. Quelque chose en elle était brisé, même si elle ne le montrait pas.
Elle baissa les yeux sur son café, le fixant intensément. Elle sentait le poids des regards sur elle, les interrogations non dites qui pesaient dans l'air. Mais la vérité, elle ne pourrait jamais la leur dire. Pas à eux. Elle ne pouvait pas leur faire confiance. Ils travaillaient pour le patriarche Stern, et même si leurs visages étaient familiers, Lise savait que dans ce monde, la loyauté ne se donnait pas facilement. Elle ne pouvait se permettre de se rendre vulnérable. Elle ne pouvait risquer de révéler quoi que ce soit qui puisse l'exposer, ni à eux ni à lui.
Elle se força à sourire, mais la terreur qui la rongeait de l'intérieur était bien plus forte que n'importe quelle façade. Le corps malade, la tête pleine de doutes, elle se contenta de répéter ses paroles comme un mantra.
- « Ce n'est rien, juste un petit coup de déprime... » Mais elle savait au fond qu'elles n'étaient qu'un mensonge qu'elle était prête à croire, pour se convaincre elle-même que tout allait bien.
Elle continua sa routine, son travail avec dévouement, comme elle le faisait toujours, malgré la peur qui lui nouait l'estomac. Chaque geste semblait plus mécanique que les autres, mais Lise n'y prêta pas attention. Elle se forçait à avancer, à continuer, à donner l'illusion de normalité. Tout comme chaque mardi, elle remit à Blueno ses cachets et sa nouvelle ordonnance, sans prêter attention à la mine fermée qu'il arborait.
Elle se rendit ensuite à la maison de retraite du quartier des Songes, un endroit calme où les gens semblaient oubliés du reste du monde. Là, elle passait du temps avec les plus âgés, s'assurant que tout allait bien, distribuant des sourires et des conseils médicaux. C'était une tâche qui la réconfortait, même si la maison de retraite était aussi un lieu où les ombres de la vieillesse se faisaient plus présentes. Elle se sentit un peu plus légère à chaque sourire qu'elle recevait.
En soirée, elle se rendit à l'hôpital pour voir monsieur Lucci. L'endroit était sombre et calme, à l'exception du bruit des pas dans les couloirs et du souffle régulier des machines. Elle frappa doucement à la porte de sa chambre avant d'y entrer, un léger sourire aux lèvres. Lucci était allongé dans son lit, son regard intense fixé sur le plafond. Il ne la salua pas, mais elle savait qu'il ne le ferait pas. Les échanges qu'ils eurent étaient brefs, et elle ne chercha pas à en dire plus. Elle se contenta de vérifier son état, s'assurant qu'il n'y avait rien de préoccupant, avant de le laisser avec ses pensées, comme toujours. Cela semblait suffire à Lucci, et en un sens, cela lui suffisait aussi.
Après leur conversation, elle quitta l'hôpital, un poids léger sur les épaules, bien que la fatigue persistait. Elle rentra chez elle, les rues désertes du quartier des Songes s'étendant devant elle comme un vide. À son arrivée, elle se prépara un dîner frugal, presque par automatisme, des légumes cuits rapidement et une tranche de pain. Ce n'était pas un repas, c'était juste quelque chose pour apaiser son estomac, une habitude qu'elle n'avait même plus conscience d'avoir.
Elle s'assit à la petite table de sa cuisine, mangeant lentement, sans véritable appétit, ses pensées flottant ailleurs, entre ses obligations et ses peurs secrètes. Une fois le repas terminé, elle se traîna jusqu'à sa chambre, trop fatiguée pour prendre un bain. Elle se laissa tomber sur son lit, le corps lourd et la tête remplie de pensées sombres. Le sommeil, pourtant si attendu, se déroba à elle. Ses yeux restaient grands ouverts dans l'obscurité, les ombres de la pièce dansant doucement. Un frisson d'anxiété la traversa, mais elle s'efforça de respirer profondément et de se calmer, la fatigue l'emportant finalement dans un sommeil agité.
...
Dix huit ans plus tot, Drum :
Lise mourait de faim, pratiquement dévêtue, couverte de crasse de la tête aux pieds. Elle avançait d'un pas lourd, la tête basse, traînant son corps comme une ombre. Chaque mouvement lui coûtait, mais elle n'avait pas le choix. Elle suivait la seule personne qui avait bien voulu lui tendre la main, cette femme froide, sans un mot, qui la regardait de haut, comme si Lise n'était qu'une simple nuisance.
- « Lève-toi et suis-moi, » avait-elle dit, sans même se retourner, son ton sec et glacial comme le vent qui soufflait sur l'île.
Lise, épuisée, n'avait même pas répondu. Elle n'avait plus la force de protester. Elle ignorait tout de ce qui l'avait conduite ici, de comment elle avait fini sur cette île gelée. Pire encore, elle ignorait même son propre nom. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'elle avait échoué là, brisée et seule.
Le vent glacial mordait sa peau nue, et ses pieds engourdis s'enfonçaient dans la neige crissante. Elle sentait les engelures qui se formaient, mais la douleur semblait lointaine, presque absente, comme si son corps n'appartenait plus à personne. Ses yeux étaient fixés sur la neige, incapables de se lever pour voir où elle allait. Chaque pas la menait plus loin dans l'obscurité, sans espoir de retour.
La femme en tête ne disait rien, avançant d'un pas assuré, comme si elle savait exactement où elle allait. Lise, elle, n'avait aucune direction, pas de but. "Si je meurs ici, personne ne le saura," pensa-t-elle en elle-même. Et l'idée de disparaître ainsi, dans ce froid impitoyable, la laissait indifférente. Elle n'en avait plus la force.
Au bout d'un moment, elles arrivèrent devant un énorme bâtiment, taillé dans la montagne, qui semblait surgir du sol comme un monstre de pierre. Il était aussi imposant que menaçant, ses murs épais et froids renvoyant l'écho de leurs pas.
La femme s'arrêta devant l'entrée, se tourna vers elle et d'un geste mécanique, indiqua l'intérieur du bâtiment.
- "Entre," dit-elle simplement, sans une once de compassion.
Lise n'eut même pas la force de répondre. Elle franchit le seuil, suivie de près, sentant immédiatement l'air plus chaud, mais cela ne suffisait pas à réchauffer son corps épuisé. Elle sentit les regards sur elle – des regards furtifs, pleins de pitié, mais aussi d'indifférence. Les gens en blouse blanche passaient, allant d'un patient à l'autre, s'occupant de leurs tâches comme des automates. Aucune attention pour elle, cette silhouette misérable. Et Lise ne voulait même pas qu'on lui accorde de l'attention.
- « Mettez-la là-bas. » La voix venait d'un homme en blouse blanche, aussi froid et distant que l'environnement lui-même.
Elle n'eut même pas le temps de lever les yeux qu'on la guida déjà vers un autre bâtiment, plus petit, mais tout aussi froid et austère. Là, une grosse dame se tenait derrière un comptoir, les mains occupées à classer des papiers, sans même la regarder.
- « Tu restes ici, » dit la femme qui l'avait amenée. « Ils te donneront du pain et s'occuperont de toi. »
Lise, déjà à bout de forces, ne répondit pas. Elle n'avait même plus la capacité de se révolter. Elle se contenta de hocher la tête, comme un automate, avant de suivre la grosse dame dans l'autre salle. Ses pieds glissèrent sur le sol froid, et une douleur lancinante monta en elle. Mais elle n'en montra rien.
La grosse dame la tira brutalement dans un couloir froid, ses doigts fermes agrippant le bras de Lise sans aucune douceur. Lise suivait sans un mot, presque dans un état second, la peau douloureuse, le corps transi par le froid et la fatigue. Elle la poussa ensuite sous la douche, l'eau brûlante la frappa comme une décharge. Lise poussa un cri de douleur, mais personne ne l'écouta. L'eau était tellement chaude qu'elle semblait déchirer sa peau, chaque goutte piquant son corps. La grosse dame ne s'arrêta pas, la frottant avec un gel antiseptique qui ne faisait qu'aggraver la sensation de brûlure, la nettoyant de manière brutale, sans aucune empathie. Ses mains râpeuses frottaient la peau de Lise, comme si elle n'était qu'un objet à purifier, une chose sale à nettoyer.
Le savon emportait avec lui la crasse et la saleté, mais aussi une partie d'elle-même. Sa peau laissait place à une sensation d'irritation insupportable, rouge et enflammée de partout. Ses cheveux, une masse blanche et informe, étaient une véritable épreuve à démêler. La dame ne prit même pas la peine de les soigner. Elle sortit alors une tondeuse à cheveux, et sans aucun avertissement, elle se mit à raser la tête de Lise. Le bruit de la tondeuse emplissait l'air, chaque coup de lame arrachant un peu de son identité, la laissant nue et sans défense. La sensation des cheveux tombant par mèches entières sur le sol était encore plus violente que la douleur de la douche brûlante. Lise ne bougea pas, figée sous l'humiliation.
Quand la tonte fut terminée, la grosse dame la coucha sous des compresses propres, la recouvrant d'une blouse médicale trop grande pour elle, puis lui enfila des sandales blanches, la traitant comme un objet qu'on habille. Ses pieds gelés s'enfonçaient dans les sandales trop larges, comme si on voulait encore plus marquer son impuissance.
Elle fut ensuite poussée sur une chaise, son corps épuisé et douloureux. Un vieil homme entra dans la pièce, sa démarche lente et mesurée, comme un juge qui venait prononcer un verdict. Il s'installa en face d'elle, la scrutant de ses yeux froids et intransigeants.
- « Ma pauvre petite... » dit-il d'une voix feutrée, faussement douce, une compassion de façade qui n'atteignait pas ses yeux.
- « Je suis le médecin référent de ce centre. Mon nom est Hartmann, Zéro Hartmann. Mais tu peux m'appeler professeur Zéro. »
- « Hoches la tête si tu as compris. » fit-il d'une voix sèche, son regard perçant fixant Lise.
Elle obéit sans réfléchir, son corps engourdi par la douleur et la confusion. Elle n'avait plus la force de lutter.
- « Bien... bonne petite. » Il esquissa un sourire froid. Puis il sortit un dossier épais de son bureau et prit un stylo, l'air de commencer un interrogatoire.
- « Sais-tu comment tu t'appelles ? » demanda-t-il, sa voix froide et professionnelle.
Lise leva les yeux vers lui, une expression vide de sens sur le visage. Elle secoua lentement la tête, un léger tremblement traversant ses lèvres. Elle parla d'une voix faible, comme une petite fille perdue, essayant de se rappeler des bribes de son passé.
- « Je... je me souviens plus... » Sa voix était cassée, hésitante, comme si chaque mot lui échappait, « je crois... je crois que j'étais sur un bateau, ou un radeau... je sais pas... » Elle fronça les sourcils, cherchant dans son esprit une trace de ce qu'elle avait vécu, mais tout était flou. « Ça faisait longtemps... je suis arrivée sur l'île, et après... je me suis perdue... j'ai juste marché... j'ai... erré... je me souviens de rien... »
Un silence lourd s'installa dans la pièce alors qu'elle fixait le sol, ses pieds nus posés sur le carrelage froid. Elle se sentait toute petite, vulnérable, comme si elle avait tout oublié, même son nom.
Puis, après un long moment, elle leva les yeux, murmurant d'une voix presque inaudible, comme si elle se parlait à elle-même.
- « Lise... je crois que je m'appelle Lise. » Elle semblait se raccrocher à ce nom comme à une bouée de sauvetage, un dernier vestige de son identité. Mais même celui-ci semblait incertain, comme si elle avait peur qu'il puisse aussi lui échapper.
- Bien, Lise... fit-il en souriant lentement, une lueur cruelle dans les yeux. « Je suis certain que nous allons très bien nous entendre. »
Lise se réveilla en sursaut, hurlant, le cœur battant dans sa poitrine comme un tambour de guerre. Elle se redressa brusquement, haletante, les mains crispées sur ses bras, comme si elle pouvait encore sentir les chaînes invisibles du cauchemar. Tout était silencieux dans sa chambre.
Sa chambre était comme elle l'avait laissée, en désordre, pleine de babioles et de livres médicaux empilés çà et là, certains ouverts à des pages marquées par l'usure. L'air était lourd, témoin de son agitation nocturne. Dehors, le jour commençait à poindre, projetant une lueur pâle à travers les rideaux défaits.
Lise savait qu'il était inutile de songer à se recoucher. Le sommeil l'avait trahie cette nuit, et il ne reviendrait pas. Avec un soupir las, elle se traîna jusqu'à la salle de bain, les jambes encore flageolantes sous le poids du cauchemar.
Sous l'eau brûlante, elle laissa son front s'appuyer contre le carrelage froid. Puis, soudainement, une rage sourde s'empara d'elle. Dans un éclat incontrôlé, son poing s'abattit violemment contre le mur, faisant vibrer la faïence sous l'impact.
Pourquoi ? pensa-t-elle en serrant les dents. Pourquoi maintenant ? Pourquoi ce souvenir en particulier, parmi tant d'autres ?
Lise inspira profondément, tentant de calmer les tremblements qui parcouraient encore ses bras. Mais une autre question lui vint, plus glaçante encore.
Pourquoi le Centre Frostheim ?
Ce nom résonna dans son esprit, éveillant quelque chose d'ancien, de profondément enfoui. Quelque chose qu'elle n'avait pas osé affronter depuis longtemps.
A suivre
