Chapitre 21 : Sous le Silence

Albedo ne fit aucune remarque lorsqu'il surprit Lise, déjà absorbée par son travail, les premiers rayons de l'aube filtrant à travers les rideaux à demi tirés. Penchée sur son bureau, elle manipulait une petite balance avec une précision méticuleuse, pesant avec soin les ingrédients qu'elle déposait ensuite dans de fines enveloppes de papier.

Chaque geste était précis, maîtrisé. Ses doigts effleuraient les poids de la balance, ajustant les doses avec une rigueur silencieuse. Lorsqu'elle atteignait la mesure exacte, elle repliait l'enveloppe avec dextérité et y traçait au stylo le nom du patient concerné, son écriture nette et rapide marquant le papier d'un geste assuré. Autour d'elle, plusieurs paquets déjà préparés étaient empilés avec ordre, et d'autres attendaient encore leur tour, alignés en un système qu'elle seule semblait comprendre.

Le parfum des herbes médicinales flottait doucement dans l'air, un mélange subtil d'amertume et de fraîcheur. Lise n'avait pas besoin de lever les yeux pour savoir où se trouvait chaque ingrédient ; sa main trouvait instinctivement le bon flacon, la bonne boîte, avant de reprendre la pesée avec la même concentration inflexible. Une mèche s'échappa de son chignon défait, effleurant sa joue, mais elle ne s'en soucia pas. Elle était entièrement plongée dans sa tâche, comme si le monde extérieur n'existait pas.

Albedo croisa les bras en observant Lise s'agiter dans tous les sens, enchaînant les gestes avec une précision quasi mécanique. À elle seule, elle abattait un travail qui aurait nécessité plusieurs personnes. Sa main droite pesait minutieusement les ingrédients, tandis que la gauche refermait les enveloppes déjà prêtes, griffonnant les noms d'une écriture rapide mais lisible.

Elle semblait infatigable, pourtant quelque chose dans sa posture trahissait une lassitude profonde. Une ombre sous ses yeux, une légère raideur dans ses mouvements. Albedo plissa les yeux.

— Prends ta journée, lâcha-t-il d'un ton sans appel.

Lise interrompit brièvement son geste, comme si elle n'était pas sûre d'avoir bien entendu.

— Tu as une mine atroce, poursuivit-il en penchant la tête sur le côté. Est-ce que tu t'es vue dans un miroir récemment ?

Elle soupira, reportant son attention sur sa balance.

— Pas le temps pour ça.

— Eh bien, moi, j'ai l'impression que si on te poussait un peu, tu t'effondrerais sur place.

Il y avait une pointe d'agacement dans sa voix, mêlée d'une inquiétude qu'il ne cherchait même pas à masquer.

Lise ne répondit pas tout de suite. Elle haussait les épaules sans grande conviction, comme si la remarque d'Albedo n'avait aucune importance. Cependant, ses yeux se durcirent lorsqu'elle posa la dernière enveloppe sur le côté. Le silence qui suivit était lourd, marqué par le cliquetis de la balance qu'elle déplaça machinalement, tentant de reprendre le contrôle de la situation.

— Ce n'est pas le moment, dit-elle enfin, la voix plus basse, presque cassée. J'ai des choses à finir.

Albedo s'avança d'un pas, son regard perçant scrutant chaque recoin de la pièce, s'attardant sur les papiers éparpillés, sur le faible éclat de la lumière matinale qui illuminait faiblement le plan de travail. Il savait que Lise était une professionnelle, une perfectionniste, mais aujourd'hui, il n'y avait pas cette lueur d'habitude dans ses yeux.

— Tu sais, je peux t'aider. Il y a toujours moyen de déléguer, tu ne crois pas ?

Un éclat d'irritation passa dans le regard de Lise, mais elle se retint. Elle ne voulait pas lui donner cette satisfaction. Mais son corps trahissait sa fatigue : ses mains tremblaient légèrement lorsqu'elle prit une nouvelle poignée d'herbes.

Albedo, de son côté, semblait avoir pris une décision. Il s'approcha d'elle, la main effleurant doucement la pile d'enveloppes.

— Vraiment. Si tu continues comme ça, tu finiras par t'effondrer. Et ce n'est pas ça, la solution.

Elle se figea, les yeux baissés. Cette fois, la fatigue était plus évidente, comme un voile qui se déposait sur ses traits. Lise déglutit, puis laissa échapper un soupir fatigué.

Albedo la dévisagea un instant, une expression indéchiffrable sur le visage, puis se dirigea vers la porte sans ajouter un mot. Mais juste avant de la franchir, il se tourna une dernière fois.

— Repose-toi, Lise. C'est un ordre cette fois.

Elle hocha la tête sans protester, son regard se perdant à nouveau dans le travail devant elle. Mais malgré tout, une légère chaleur monta en elle, un sentiment de soulagement bien étrange.

Pour la première fois depuis longtemps, quelqu'un se préoccupait réellement d'elle.

Lise marchait d'un pas mécanique, ses pensées enchevêtrées dans un tourbillon de doutes et de préoccupations. Le soleil brillait dehors, mais elle ne le remarquait presque pas. Tout autour d'elle semblait irréel, comme si la ville, avec ses bruits et son mouvement incessants, était devenue un décor lointain, flou. Elle n'enregistrait que des sensations superficielles : la chaleur du pavé sous ses pieds, l'air légèrement trop lourd pour une journée de printemps, le bruit lointain des conversations des passants. Tout semblait insignifiant à côté de l'urgence qu'elle ressentait, ce besoin inexplicable de revoir Lucci.

L'hôpital était un abîme silencieux où le temps semblait se suspendre. À chaque étage, l'odeur antiseptique, les bruits d'instruments médicaux, tout lui semblait plus lourd que d'ordinaire. Pourtant, elle s'y rendait comme si c'était une seconde nature. Sans réfléchir, elle gravit les étages, se dirigeant droit vers la chambre qu'elle connaissait désormais bien. Elle s'arrêta devant la porte, son cœur battant un peu plus vite.

Les bruits de son propre souffle semblaient décalés dans cet environnement aseptisé. Elle frappa doucement avant d'ouvrir la porte, la tête légèrement baissée, comme pour éviter de croiser trop longtemps le regard des autres. Mais dès qu'elle entra, elle sentit cette atmosphère si particulière. C'était la chambre de Lucci, mais aussi un lieu où elle avait appris à se poser sans avoir à expliquer chaque geste.

Lucci était là, allongé sur le lit, dans une position à moitié détendue, les yeux fermés. Un silence paisible régnait autour de lui. Son apparence de guerrier impassible n'avait pas changé. Il semblait, comme toujours, imperméable à tout ce qui l'entourait, concentré dans une introspection silencieuse que Lise n'arrivait pas à décrypter. C'était un homme qui n'avait pas besoin de parler pour donner cette impression de contrôle total sur la situation, d'un calme absolu que même les situations les plus tendues ne semblaient pas pouvoir altérer.

Elle entra sans bruit, refermant doucement la porte derrière elle, et se dirigea vers le lit. Lorsqu'elle s'approcha, il tourna légèrement la tête, ses yeux sombres fixant les siens. Pas de mot, pas de salutation formelle, juste ce regard, comme une invitation à l'accepter, sans jugements, sans artifice.

— Tu n'étais pas censée être là, dit-il d'une voix rauque mais calme, comme si son ton ne trahissait ni surprise ni mécontentement.

Elle se mordit la lèvre, hésitant sur la réponse à donner. Puis, elle se contenta d'un sourire un peu forcé.

— Je... Je voulais juste vérifier tes constantes.

Il haussait un sourcil, mais ne fit aucun commentaire. Un silence s'installa, et Lise, d'ordinaire si pressée de remplir l'espace de paroles ou d'actions, se retrouva ancrée dans cette atmosphère de tranquillité imposée par Lucci. Il semblait capable de rendre les choses simples, sans qu'il n'y ait de place pour des échanges superficiels.

Lucci observait Lise d'un œil attentif, mais son regard restait toujours aussi froid, presque indifférent. Il n'y avait rien d'hostile dans sa posture, mais il n'était pas non plus enclin à dévoiler quoi que ce soit de ce qu'il pensait réellement. Il voyait bien comment elle s'agitait autour de lui, ses gestes mesurés mais furtifs, comme si elle avait besoin de se concentrer sur quelque chose de concret pour empêcher son esprit de divaguer. Ses mains se déplaçaient avec précision, vérifiant chaque détail, chaque élément de son environnement immédiat, comme si tout cela avait plus d'importance que ce qu'elle ressentait réellement à cet instant.

Il remarqua les petites hésitations dans ses mouvements, cette fragilité qu'elle cachait derrière un masque d'efficacité. Elle n'était pas aussi détachée qu'elle semblait l'être. Il n'avait pas besoin de mots pour le percevoir.

Elle attendait quelque chose. Une réaction, un mot, peut-être même une invitation à la conversation. Il savait qu'elle était là pour plus que ses soins. Il n'était pas naïf. Quelque chose dans son comportement lui disait qu'elle cherchait une raison, un signe qu'elle était la bienvenue dans cet espace froid et impersonnel. Mais était-il prêt à lui offrir cela malgré tout ce qu'il savait ?

De temps en temps, il recevait des nouvelles de Kalifa ou de Blueno, mais obtenir des informations sur Isabella Rain s'avérait pratiquement impossible. Depuis la prise de pouvoir du prince Warpol, tous les établissements médicaux avaient été incendiés, rasés ou scellés. Ils avaient fait appel aux agents du Cipher Pol pour mener l'enquête et dénicher quelques indices, mais cela risquait de prendre du temps et nécessiter une investigation de terrain particulièrement ardue. Au final, tout ramenait à deux personnes : le docteur Zéro qui s'amusait de cette situation en gardant le silence et la personne qu'il avait juste devant lui. Un jour, il n'aurait d'autre choix que de poser la question directement et de la confronter. Mais ce n'était sans doute pas le bon moment.

Il la fixa un instant en silence, observant ses gestes avec une attention clinique. Puis, sans un mot, il inclina légèrement la tête en direction de la chaise qui se trouvait près de la fenêtre, un geste aussi simple qu'une invitation silencieuse. C'était un signe qu'il lui permettait de rester. Mais il n'offrait rien de plus. Il ne voulait pas que ses intentions soient trop claires, ni que la situation devienne plus complexe qu'elle ne l'était déjà.

Elle le regarda un instant, hésitante, comme si elle pesait le pour et le contre. Puis, sans dire un mot, elle s'approcha doucement et s'assit, à la place désignée. Le silence se fit de nouveau, lourd et palpable, entre eux. Pourtant, il n'y avait pas de malaise. C'était une sorte de compréhension tacite : chacun respectait l'espace de l'autre, sans chercher à forcer la situation. Il la laissait faire ce qu'elle avait besoin de faire, sans la juger. Et elle, sans doute, cherchait à trouver un moyen de justifier sa présence, mais sans trop bousculer ce fragile équilibre qui venait de se tisser.

Les minutes passaient, mais aucun mot ne venait briser cette étrange harmonie. Lucci n'avait pas besoin de parler, et elle semblait ne pas en avoir l'envie. Ils se contentaient de cette présence partagée, comme deux êtres qui, dans leur silence, s'accordaient sans même le vouloir.

Blueno entra silencieusement dans la pièce, comme il le faisait toujours, mais dès qu'il aperçut la silhouette endormie de Lise appuyée contre la vitre, une expression de surprise se dessina sur son visage. Il s'arrêta net, ses yeux scrutant la scène avec un mélange de curiosité et de calcul. Elle était totalement vulnérable, à la merci de n'importe qui.

Lucci leva légèrement la main pour signifier à Blueno de se taire, puis se détourna à peine de la silhouette endormie. Ses yeux restaient rivés sur elle, froids et calculés, mais il était impossible de ne pas remarquer la manière dont il la regardait. Il ne bougea pas, les traits de son visage impassibles, comme s'il ne voulait rien perturber. Une étrange tension flottait dans l'air, mais il la dissimulait bien derrière son masque habituel.

Blueno comprit alors qu'il ne s'agissait pas d'un simple acte de protection. Lucci observait cette fragilité avec une distance glaciale, mais il ne voulait pas briser ce calme. Si le besoin se faisait sentir, il pourrait éliminer cette menace d'un simple geste, la faire disparaître. Mais il ne le ferait pas, pas tant qu'il n'aurait pas été invité à le faire.

Le silence s'étira, pesant, alors que Lucci restait là, figé, presque indifférent à tout, sauf à l'instant qu'il semblait vouloir préserver.

Toujours en silence, Blueno tendit un dossier à Lucci, qui le prit d'un geste lent, presque distrait. Il l'ouvrit et commença à le feuilleter avec une nonchalance évidente, bien qu'il semblait se concentrer sur chaque mot écrit. Tout ce qui concernait Isabella Rain s'y trouvait.

Sa photo d'identité apparut en premier. Une jeune femme, aux cheveux argentés et aux yeux marron presque dorés. La ressemblance avec Bella était frappante. À un détail près : l'arrondi de son visage un peu plus marqué, ses lèvres légèrement plus fines. Une étrangeté s'empara de Lucci. De loin, on pourrait presque les confondre.

Elle était une orpheline de Drum, recueillie par l'institut Frostheim. Ce nom en lui-même laissait entrevoir un lourd passé. Frostheim n'était pas simplement un orphelinat ordinaire pour enfants abandonnés, c'était un refuge pour ceux qui n'avaient nulle part où aller, un lieu marqué par la misère et la négligence. Mais sous ses airs de bienfaisance, l'institut dissimulait bien des secrets. Très peu de choses s'étaient échappées de ses murs, mais une rumeur persistait : le docteur Zéro, en charge des recherches de cet établissement, n'était pas un personnage à prendre à la légère. Selon les murmures, ces enfants n'étaient pas seulement pris en charge, mais utilisés comme cobayes dans des expérimentations médicales suspectes et parfois terrifiantes.

Le dossier indiquait qu'elle était morte à l'âge de seize ans, en plein cursus à la Haute École de Médecine de Drum. Une crise cardiaque, disait-on, mais Lucci n'était pas dupe. Ce genre de rapport semblait bien trop banal pour un destin aussi sombre.

Accompagnant le dossier, une photo de groupe des pensionnaires de l'institut Frostheim. Tous étaient rangés, habillés de blanc, les cheveux coupés courts, les mains rigides derrière le dos. Ce qui frappait immédiatement, c'était l'absence totale de sourire. Aucun signe de joie, ni de vie dans ces visages. Leurs expressions figées, austères, semblaient en dire long sur le poids des années passées sous la surveillance de cet endroit. Un instant figé dans une tension palpable, comme si la souffrance était inscrite dans leur regard.

Il referma le dossier, les yeux fixés sur la cette femme qu'il croyait connaître. Elle semblait se blottir contre la vitre, le visage presque perdu dans la lueur pâle de l'après midi. Un frisson léger parcourut son dos à cette pensée. Avait-elle fait partie de cette photo, elle aussi ? Un de ces enfants sans nom, figés dans l'horreur et l'indifférence, masquant derrière leur silence les souffrances indicibles qu'ils avaient dû endurer.

Elle faisait partie de cette horde de visages sans sourire, noyée dans un océan d'innocence brisée, cherchant à dissimuler les traumatismes subis sous le poids de recherches cruelles. Lucci se surprit à imaginer les années de douleur qu'elle avait traversées, les expérimentations qui l'avaient marquée au plus profond d'elle-même. Un regard qu'il n'avait jamais eu sur Bella avant, mais qui maintenant, à travers ce reflet, semblait percer la façade de son calme apparent.

A suivre ...