Chapitre 24 : Les Fantômes de Frostheim
Elle se souvenait d'une voix douce, veloutée, presque envoûtante, capable d'apaiser même les esprits les plus tourmentés. Un sourire chaleureux qui semblait éclairer la pièce, illuminant tout autour d'elle d'une lumière qu'aucun néon ne pourrait jamais reproduire. Et surtout, ce regard, si vivant, si brillant, qui portait en lui une intensité rare, une force tranquille qui dégageait une énergie palpable. Il y avait quelque chose de spécial, de presque irréel, dans la manière dont elle semblait toujours plus vivante que le monde qui l'entourait.
Sous la lumière blafarde des néons, cette lumière artificielle et implacable qui avait remplacé dans sa vie la chaleur du soleil et la lumière douce de la nature, ses yeux brillaient d'une couleur profonde, presque hypnotique, comme des topazes enchâssées dans un cadre trop étroit pour contenir leur éclat. Ces yeux étaient un reflet d'une vie intérieure que peu pouvaient comprendre, mais qui, dans leur lueur intense, racontaient mille histoires, mille secrets.
Il y avait un feu inarrêtable en elle, une flamme cachée, vibrante, prête à consumer tout ce qui osait s'approcher trop près. Une force qu'elle maîtrisait, mais qui ne demandait qu'à s'exprimer, à se libérer. Oui, c'était ainsi qu'elle la voyait, le sujet 847, Isabella Rain. Celle qui ne portait pas seulement un nom, mais un destin. Celle que tout le monde appelait Bella. Un prénom presque trop simple pour quelqu'un d'aussi complexe.
Frostheim n'était pas un simple centre de rééducation pour enfants nécessiteux. C'était une machine à broyer des âmes, un abattoir de rêves et de dignité, un endroit où l'humanité se perdait dans l'indifférence glacée de ses murs. L'atmosphère y était aussi pesante que le ciel lourd et figé des montagnes environnantes. La neige tombait en permanence, comme un voile sinistre sur ce lieu où l'espoir avait été éteint depuis longtemps. Le vent hurlait constamment, tel un spectre errant, mais il ne faisait qu'accentuer la froideur qui régnait à l'intérieur des bâtiments.
À Frostheim, les choses étaient simples : on les isolait, les surveillait, on leur interdisait toute interaction avec les autres étudiants. C'était une méthode de contrôle brutale et efficace. Ceux qui étaient considérés comme "dérivés", finissaient par mourir, relégué au rang de bétail, de cobaye pour le compte des médecins les plus corrompus de l'ile.
L'éducation rend libre. Le savoir c'est l'espoir.
Il s'agissait de la maxime de Frostheim et on la leur faisait répéter encore et encore, telle un bourrage de crâne impossible à oublier. Ces mots résonnaient dans les esprits des jeunes élèves comme une vérité universelle, une doctrine à laquelle on ne pouvait se soustraire. Mais derrière cette simplicité apparente se cachait une réalité bien plus complexe, une vérité qui, loin de les libérer, les enchaînait à un système rigide, contrôlé et omniprésent.
Lise n'échappait pas à cette règle. À l'arrière de son crâne, un numéro tatoué comme une marque de propriété, un code sans âme, un symbole de sa place dans ce monde froid et sans pitié. Son numéro était le 986. Ce chiffre représentait sa réduction à l'état de marchandise, un numéro parmi tant d'autres dans un univers où les individus n'avaient pas de nom, seulement une fonction. Elle ne pouvait pas échapper à cela, pas tant qu'elle n'aurait pas prouvé sa valeur.
Frostheim n'était pas là pour élever des enfants, mais pour les façonner, les plier à l'image de ce que les dirigeants et ceux qui tiraient les ficelles désiraient. Il ne s'agissait pas simplement d'une institution qui écartait les enfants pauvres ou orphelins de la société, mais d'une véritable forge où l'on taillait les jeunes vies dans le but de les rendre dociles, obéissantes et prêtes à être exploitées.
Leurs journées étaient marquées par des journées interminables de conditionnement. Les règles étaient simples : obéir, se taire et survivre. Les adultes ne les voyaient même pas comme des enfants, mais comme des outils, des instruments pour des projets secrets, des chercheurs ou des expériences. Chaque geste, chaque pensée était étroitement surveillée de manière violente. À l'école, au lieu de chercher à enseigner, les éducateurs se consacraient à effacer toute trace de personnalité chez les enfants. Les échecs étaient sévèrement punis, parfois avec des "traitements" inhumains.
Ce n'était pas un centre de soins, mais une maison de la douleur. Lise se souvenait des séances de "rééducation" où on leur faisait répéter les mêmes gestes pendant des heures, jusqu'à ce que leurs corps ne répondent plus, où les plus faibles étaient laissés dans les coins sombres et oubliés, battus sans raison apparente.
Là, le directeur de Frostheim, le professeur Zéro, les avait rassemblés pour leur faire une démonstration. Un enfant avait échoué à suivre les instructions d'une tâche simple. Il avait été pris de force par deux infirmiers instructeurs, attaché à une chaise, et forcé à subir un "traitement" spécial : un électrochoc qui lui fit perdre conscience. Lorsque l'enfant se réveilla, il n'était plus le même. Il était devenu docile, vidé de toute personnalité. Un produit à leur service.
Cette scène, bien plus traumatisante que tout ce que Lise avait vécu jusqu'alors, avait marqué sa vie. L'idée même qu'ils puissent rendre quelqu'un "invisible" ainsi, l'idée qu'on pouvait effacer une âme entière, lui avait glacé le sang. À cet instant-là, elle avait compris qu'il n'y avait pas de limites à ce qu'ils étaient prêts à faire. Les espoirs d'une vie meilleure étaient écrasés sous le poids du système, et les enfants de Frostheim étaient tout simplement des pions. Comme Lise l'avait appris, les plus faibles se cassaient, se perdaient dans la machine. Les plus forts s'adaptaient, devenaient plus astucieux, plus silencieux, mais à quel prix ?
...
Cinq longues années s'étaient écoulées ainsi, des années où son crâne était rasé de force, pour qu'elle ne puisse pas cacher cette marque, pour que tout le monde sache exactement quel rôle elle était censée jouer. Cinq ans passés dans l'ombre, à se faire traiter comme du bétail, à subir une existence sans liberté, sans avenir, jusqu'à ce qu'elle fasse ses preuves. Mais un jour, cela avait changé. Elle avait fini par être digne, digne d'intégrer la prestigieuse école de médecine de Drum. Elle n'était plus seulement un simple numéro. Elle était un médecin en devenir, prête à abandonner l'humiliation de sa marque pour embrasser une carrière, une identité, un avenir.
Et elle était parvenue à survivre à cet enfer grâce à une seule personne : Bella, de cinq ans son aînée. Une lumière dans l'obscurité froide de Frostheim. Bella était solaire, rayonnante d'une chaleur presque irréelle dans un endroit qui broyait l'innocence et écrasait toute trace d'humanité. Elle aimait la vie, un paradoxe dans cet endroit où la seule chose qu'on leur enseignait était la mort, la souffrance, et la médecine dépourvue d'âme. Elle voulait être une bonne personne, quelqu'un dont tout le monde pourrait être fier. Une ambition naïve, peut-être, mais qui faisait d'elle une anomalie au sein de Frostheim.
Lise, elle, n'avait jamais eu ces rêves-là. Elle n'avait jamais cherché à sauver qui que ce soit. Ses yeux couleur de pluie, son visage morne, portaient déjà les stigmates de l'inhumanité des lieux. Là où Bella se battait pour les autres, Lise ne pensait qu'à survivre. Elle ne voulait pas être une héroïne, elle ne voulait pas être admirée. Elle voulait juste sortir de cet enfer. Par pur égoïsme. Par instinct de survie. Et si pour cela il lui fallait ramper, se soumettre, prétendre que la terre était plate ou que la souffrance était un bienfait, elle l'aurait fait. Elle aurait tout fait.
Bella était tout ce qu'elle n'était pas. Une âme trop lumineuse pour Frostheim, une âme trop belle pour ce monde. Mais peut-être était-ce justement cette lumière qui l'avait attiré.
Quand elle voyait Bella débiter ses bêtises avec cette insouciance presque insolente, cette joie de vivre qui défiait les lois de Frostheim, Lise s'autorisait parfois un sourire furtif, quand personne ne regardait. Un sourire qu'elle réprimait aussitôt, comme si c'était un crime. Mais Bella, elle, n'avait pas peur de sourire. Elle parlait du chant des oiseaux, alors qu'aucun d'entre eux ne traversait jamais les murs austères de Frostheim. Elle parlait de la beauté de la neige, alors que pour Lise, elle n'avait toujours été qu'une prison glaciale.
Bella lui avait fait rêver de tant de choses interdites. Des choses simples, des choses qu'elles ne toucheraient peut-être jamais, mais qui prenaient vie à travers ses mots. Elle la regardait avec cette douceur inébranlable, cette tendresse qui n'avait pas sa place ici. Elle lui parlait comme si elles étaient ailleurs, comme si elles avaient droit à quelque chose de plus grand que cette cage.
Elle l'aimait comme une petite sœur, une merveilleuse petite sœur qu'elle voulait voir s'épanouir, sourire, vivre. "Tu serais si jolie en souriant, Lise," lui disait-elle parfois, et Lise baissait les yeux, incapable de lui répondre. Parce que dans cet endroit, sourire n'avait jamais été un luxe qu'elle pouvait se permettre.
Drum, c'était le sommet, la médaille d'or, l'objectif de tous ceux qui avaient survécu à Frostheim. Pour Lise et Bella, intégrer la Haute École de Médecine de Drum, c'était comme échapper à l'enfer pour tomber dans le purgatoire. Fini les crânes rasés, les tatouages d'identification, la peur constante d'être jugée inutile et déclarée indigne de poursuivre ses études. Ici, elles avaient enfin un nom. Un espoir.
Mais l'illusion fut de courte durée.
Drum était un sanctuaire où la médecine n'était pas un art, mais une religion. Un lieu qui nourrissait des rêves de grandeur, mais qui exigeait un tribut terrible en échange. Les étudiants arrivaient du monde entier, portant avec eux l'ambition de devenir les meilleurs, les plus brillants, ceux qui changeraient l'histoire de la médecine.
Dans les couloirs de l'école, l'odeur du formol se mêlait à celle des infusions de plantes médicinales. Les amphithéâtres résonnaient de voix sèches, froides, intransigeantes, tandis que les salles d'opération étaient baignées dans la lumière crue des néons, leurs tables maculées du sang de patients que l'on disséquait pour l'apprentissage. Dans les serres chauffées, les herboristes manipulaient des plantes rares venues des quatre coins du monde, cultivant avec minutie des remèdes que seul Drum pouvait produire. Lise, elle, passait des heures à observer ces médecins d'élite, prenant des notes frénétiques, ses doigts tachés d'encre et de fatigue.
Neuf ans. Neuf ans à étudier, à trimer, à survivre. Le concours d'entrée avait déjà broyé la majorité des candidats. Seulement 2 % avaient passé la sélection, mais ce n'était que le début. La pression ne faisait que croître. Chaque année, d'autres chutaient, recalés, renvoyés, effacés du système comme s'ils n'avaient jamais existé. Certains, pris dans la spirale infernale du stress, ne résistaient pas. On murmurait que des étudiants s'étaient effondrés sur leurs thèses inachevées, la plume encore serrée entre leurs doigts crispés, terrassés par une crise cardiaque ou une épuisement fatal.
Mais personne n'avait le temps de s'arrêter pour y penser.
Le sommeil était un luxe, la fatigue une ennemie. Ceux qui se plaignaient étaient rapidement laissés derrière. Bella et Lise s'étaient accrochées, mais pas de la même manière. Bella continuait de voir la lumière au bout du tunnel, elle croyait à la vocation, au bien que la médecine pouvait apporter. Lise, elle, ne voulait qu'une chose : survivre. Rester en vie, aller au bout, trouver une place d'où elle ne pourrait plus être arrachée. Elle n'avait pas d'idéaux, pas d'aspirations grandioses. Elle ne croyait qu'à une seule chose : la médecine comme moyen de puissance.
Et Drum allait faire d'elle une experte en la matière.
Lise ne se souvenait plus du moment exact où leurs chemins avaient commencé à diverger. Elle, toujours excellente, considérée comme la prodige de la décennie, évoluait auprès des étudiants les plus brillants de l'école. Sa réputation dépassait même les murs de l'institution, si bien que la directrice elle-même, le professeur Kureha, avait fini par l'adopter. En un instant, elle avait échappé au cycle infernal qui menaçait de la broyer. Avec un tel soutien, le professeur Zéro ne pouvait plus l'atteindre.
Il en fut dépité. Il l'avait façonnée, il avait veillé à faire d'elle l'arme parfaite, et voilà qu'on la lui arrachait. Mais il ne pouvait rien contre Kureha. Alors, il reporta toute sa rancœur sur Bella.
Bella, elle, s'était mise à sombrer. Privé de son élève la plus prometteuse, le professeur Zéro trouva en elle un nouveau jouet, une nouvelle proie à briser. Il encouragea subtilement ses camarades à la harceler, exploitant leur frustration et leur jalousie. Bella était trop gentille, trop douce. Elle n'avait ni la rage, ni l'instinct de survie de Lise.
Sous le poids de la pression, ses notes chutèrent, son moral s'effondra. Alors, à nouveau, elle fut marquée comme du bétail. Ses cheveux furent tondus, son identité brisée.
Et puis, un jour, la nouvelle tomba.
Bella était morte.
Lise ne sut jamais comment. Officiellement, une maladie foudroyante. Officieusement… elle savait. Elle savait que personne ne tombait malade du jour au lendemain dans un lieu où la médecine était reine. Que personne ne mourait sans que cela ne soit voulu.
Ce fut un électrochoc. Un gouffre s'ouvrit sous ses pieds.
Bella, qui l'avait sauvée, qui lui avait montré qu'un autre monde existait au-delà de ces murs… Bella n'était plus.
Malgré tout ce qui s'était passé, Lise n'abandonna pas. Elle poursuivit ses études avec une détermination inébranlable, même si chaque pas la rapprochait un peu plus du précipice. Le professeur Zéro, de son côté, finit par quitter Drum pour poursuivre ses expérimentations ailleurs, insatiable dans sa quête de perfection et de contrôle. Pourtant, jamais il ne fut puni pour ses agissements. La souffrance qu'il avait infligée à des milliers d'enfants, la cruauté de ses méthodes, tout cela passa sous silence.
Durant ses longues décennies d'enseignement, on compta que sur les deux mille enfants sacrifiés, pris parmi les nécessiteux du monde entier, pour aller étudier à Frostheim, moins d'une vingtaine parvinrent jusqu'au diplôme. Ce fut un échec flagrant pour le gouvernement mondial, une honte qu'ils décidèrent de balayer sous le tapis en fermant l'école. Mais pour le professeur Zéro, cet échec était au contraire une victoire. Selon lui, ces vingt médecins étaient la preuve que son système fonctionnait : ils étaient des survivants forgés par la souffrance, des machines à soigner, des instruments parfaits de la médecine.
Et c'est ainsi que ces vingt médecins, parmi lesquels Lise était la dernière à obtenir le diplôme, se firent connaître à travers le monde. Ils n'étaient pas tous du même bord : certains étaient des pirates, d'autres des révolutionnaires ou encore des membres du gouvernement mondial. Mais tous portaient la même étiquette : les docteurs X.
Ces médecins dénués d'âme, façonnés dans le moule de Frostheim, étaient devenus des légendes dans le monde médical, mais à quel prix ? Des démons de la médecine, des génies brisés, leurs esprits corrompus par des années de maltraitance, leurs âmes mortes avant même qu'ils ne prennent leur premier souffle.
Les docteurs X étaient l'incarnation d'une atrocité, d'un cauchemar vivant. Ils n'étaient pas censés exister. Pourtant, ils étaient là, dans le monde, comme des spectres, n'ayant rien d'humain que le nom.
...
- "J'en ai fini..." fit alors le professeur Zéro, sa voix glacée de déception. Ses yeux, pleins de mépris, se posèrent sur Lise, transperçant son regard avec une acuité implacable. "Si tu as choisi de faire pourrir ton talent dans de telles conditions, en te faisant passer pour cette fille indigne de considération, c'est que tu m'as fait perdre mon temps."
Lise serra les poings jusqu'à ce que ses ongles blanchissent. Elle se tenait là, face à lui, mais une rage froide commençait à bouillonner à l'intérieur d'elle, prête à éclater. Il n'avait aucune idée de ce qu'il venait de déclencher. Elle savait qu'elle avait le pouvoir de le faire suffoquer sur place, de le faire disparaître en un instant, grâce à son fruit du démon. Ce serait si facile. Une simple pensée suffirait à l'envoyer dans les ténèbres, là où il ne pourrait plus la juger ni faire de mal à qui que ce soit.
Pourtant, elle ne fit rien. Ses poings se desserrèrent lentement, ses doigts se fermant puis s'ouvrant, tandis qu'elle réprimait la colère qui lui montait dans la gorge. Non, elle n'était pas ici pour se venger, pas pour satisfaire cette rage irrépressible qui l'animait. Ce n'était pas ce qu'elle voulait. Ce n'était pas ce qu'elle était devenue. Pas après tout ce qu'elle avait traversé.
Mais malgré tout...
- "Vous aviez raison sur un point", finit par avouer Lise, sa voix froide et distante, presque tremblante d'une émotion qu'elle ne pouvait plus cacher. Elle tourna lentement son regard vers lui, son visage impassible mais ses yeux trahissant quelque chose de plus. Quelque chose de sombre. "Les Quatre Portes Divines. Cette opération qui m'a rendu célèbre... Et aussi celle qui m'a maudite."
Elle fit une pause, comme si elle mesurait le poids de ses mots, pesant chaque syllabe avant de les laisser tomber. Elle fixa un point lointain, au-delà du professeur Zéro, comme si elle se perdait dans un autre temps.
- "Si je devais remonter le temps, je la referais sans hésiter. De toutes les opérations que j'ai réalisées, c'était et de loin la plus grisante de toutes."
Les mots étaient lourds, presque comme un aveu qu'elle n'avait jamais osé formuler à voix haute, mais qu'elle savait qu'il fallait maintenant partager. Le souvenir de ce jour-là lui revint en un éclair, un tourbillon de sensations puissantes et dévorantes qui remontaient à la surface de son esprit, sa peau frissonnant sous l'effet de la mémoire. L'adrénaline, l'incertitude, la concentration intense et surtout, ce sentiment de toute-puissance.
- "Ce jour-là…" Lise laissa échapper un souffle, presque inaudible. Son regard se perdit dans le vide. "J'ai été grisée par mon audace, par mon talent. L'adrénaline était plus forte que tout. Et je savais que, ce jour-là, j'étais plus que quiconque, plus que ce que le monde attendait de moi." Elle fit une pause, comme pour reprendre son souffle, le poids de ce souvenir un peu trop lourd à porter pour ses épaules. Mais elle ne s'arrêta pas.
Elle baissa la tête, comme si le simple fait de dire ces mots la rendait vulnérable. Ses lèvres s'entrouvrirent, mais les mots suivants restèrent bloqués dans sa gorge, comme un secret trop lourd à dévoiler. Elle n'osa pas les dire à voix haute, bien que la pensée la hante encore, cette pensée qu'elle n'avait jamais laissée voir.
"...par la sensation de pouvoir que j'ai ressentie en sauvant la vie de l'homme le plus fort du monde."
Ce pouvoir, cet instant où elle se sentait invincible, où la vie d'un homme était suspendue entre ses mains, où elle décidait si un être humain vivrait ou mourrait. Le frisson qui l'avait traversée lorsqu'elle avait vu l'homme le plus redouté du monde — Barbe Blanche — suspendu entre la vie et la mort. L'ironie. Et cet instant où elle avait senti la vie revenir à lui, où elle avait su que ce qu'elle venait de faire la rendrait immortelle dans l'histoire, cela l'avait saisie d'un vertige inouï.
Mais elle n'avait jamais voulu admettre cette part d'elle-même, cette part sombre, ce sentiment d'extase qui n'était ni pureté ni bienveillance. Ce n'était pas un acte de charité ou de médecine, c'était un acte de pouvoir pur, un acte de conquête.
Elle détourna les yeux, et un silence lourd s'installa entre eux. Lise se souvint alors pourquoi elle détestait ce moment, pourquoi elle avait préféré enterrer ces souvenirs et se concentrer sur sa voie. Car la vérité était que cette sensation, cette jouissance de la domination, ne l'avait jamais quittée. Elle était toujours là, sous la surface, prête à émerger à tout moment. Et c'était une part d'elle-même qu'elle haïssait autant qu'elle la désirait.
Le professeur Zéro éclata de rire, un rire sec, dénué de chaleur, qui résonna dans la nuit comme une cloche lugubre. Ses éclats étaient sans fin, dénués de toute véritable joie. Ils étaient comme des éclats de verre qui brisaient l'air autour d'eux, glissant dans les oreilles de Lise comme des aiguilles.
Il s'arrêta brusquement, son visage prenant une expression plus sérieuse, presque paternelle, mais teintée d'une arrogance glaciale. Son regard se fit plus perçant, plus calculateur, comme s'il sondait son âme à la recherche de la moindre faiblesse, de la moindre fissure.
- "Tu m'auras bien amusé aujourd'hui", dit-il enfin, le sourire toujours suspendu sur ses lèvres, comme une menace sourde. Il s'avança lentement, son pas mesuré et inébranlable, puis se pencha légèrement vers elle. "Mais n'oublie jamais à qui tu dois tout ça. Tu es une création de mes mains, Lise. Ce que tu crois être ta propre réussite, ton talent, ta puissance, tout cela a été forgé dans le creuset de Frostheim. Sans moi, tu n'existerais même pas. Pas sous cette forme, pas avec cette influence. Tu n'es qu'un fragment d'une œuvre bien plus vaste. Et tu veux me dire que tu t'en es émancipée ? Que tu t'es libérée de l'influence du maître ? Tu te trompes."
Il recula d'un pas, son regard toujours rivé sur elle, un éclat malicieux dans ses yeux.
- Car tu es le vrai parmi les faux, même parmi les médecins de Drums qui croient en l'illusion du savoir qu'ils croient détenir !
Il fit une pause, laissant les mots résonner.
- "Tu comprendras vite de quoi je veux parler. Le savoir n'est pas ce que l'on t'enseigne dans des salles propres et bien éclairées. Ce n'est pas ce qu'on t'apprend à étudier dans des livres et des grimoires. Le vrai savoir, le pouvoir qui te permet de tout manipuler, ce n'est pas celui qu'ils t'ont donné à Drum. C'est celui que tu peux voler, celui que tu peux extorquer, celui que tu peux modeler selon tes désirs. Et si tu ne comprends pas cela maintenant, tu le feras bien assez tôt."
Il la regarda un instant, un sourire déformé par une pensée obscure s'étendant lentement sur son visage. "Tu m'as bien amusée, Lise. Tu m'as bien amusé."
A suivre...
