Chapitre 29 : Silences brûlants
Lucci, perché sur le balcon adjacent, observait chaque geste, chaque mouvement, chaque mot échangé avec une attention implacable. Lise, toujours calme et mesurée, laissait transparaître une aisance diplomatique rare, comme si elle savait parfaitement maîtriser la situation. Son regard, posé et réfléchi, ne trahissait aucune émotion superflue. Lorsqu'elle prit la parole, sa voix, douce mais assurée, révéla sa volonté de convaincre sans jamais forcer la main. Chaque phrase était calculée, chaque mot choisi avec soin.
Elle proposa un marché. Pas une simple suggestion, mais un véritable projet de partenariat stratégique. Le projet Albahar, la désalinisation de l'eau de mer, un plan audacieux qui semblait correspondre aux besoins pressants d'Alabasta. Lucci suivait l'échange avec une attention toujours plus grande. Lise ne faisait pas que négocier, elle présentait une solution. Elle semblait comprendre non seulement les besoins immédiats, mais aussi les enjeux à long terme.
Les deux hommes, visiblement surpris par la proposition, échangèrent un regard qui ne laissait rien paraître de leur véritable opinion. Le plus jeune, légèrement nerveux, prit la parole. Mais Lise, toujours implacable, répondit avec une diplomatie parfaite, ne laissant place ni au doute, ni à l'incertitude.
Elle expliqua que cette collaboration était fondée sur la réalité des besoins de chaque partie et qu'elle offrait des solutions tangibles. Tout cela avec une douceur qui ne diminuait en rien la force de ses propos. Sa voix ne se haussait jamais, mais chaque mot était lourd de sens, chaque proposition pesée. Elle ne se contentait pas de vendre une idée, elle présentait un pacte.
"Ce n'est pas une simple promesse", dit-elle avec une assurance tranquille. "C'est une solution concrète, un projet qui bénéficie à tous, si vous êtes prêts à prendre ce pari. Si nous travaillons ensemble, nous pouvons réellement faire changer les choses."
Les deux ministres restèrent silencieux un moment, absorbant la portée de ses mots. Lucci, tout en observant Lise, ne pouvait s'empêcher de reconnaître l'habilité de son approche. Elle savait jouer avec les mots, toucher les bons leviers. Et bien que la situation fût complexe, elle ne semblait jamais perdre son calme. Elle offrait des solutions et savait rassurer, tout en restant parfaitement claire sur les risques.
Le plus jeune des deux ministres, finalement, sembla reconnaître la pertinence de l'offre, mais son ton trahit une certaine réserve. "Vous proposez donc une alliance ? Une collaboration à long terme... Mais il y a encore de nombreuses incertitudes", dit-il, ses yeux cherchant à capter la moindre hésitation de Lise.
"Chaque grand changement porte son lot de risques", répondit-elle sans se démonter. "Mais en prenant ce pari, nous pourrions transformer l'avenir d'Alabasta. Ensemble."
Le vieil homme, après avoir longuement réfléchi, hocha lentement la tête, manifestant son accord pour poursuivre les discussions. Lise, quant à elle, ne laissait transparaître aucune satisfaction immédiate, mais Lucci pouvait lire dans son attitude qu'elle savait qu'elle venait de poser les bases d'un accord historique.
Mais malgré la réussite apparente de cette négociation, une question persistait dans l'esprit de Lucci. Lise savait-elle vraiment ce qu'elle s'apprêtait à déclencher ? Avait-elle mesuré les implications de cet accord, non seulement pour Alabasta, mais aussi pour ses propres intérêts ? Il la regardait, toujours implacable, se demandant si elle était prête à porter le poids de cette alliance.
Lucci, caché dans l'ombre de l'extérieur de la pièce, observait les deux hommes quitter la suite. Leur discussion était terminée, mais ce n'était pas le contenu de l'échange qui le préoccupait. Ce qui l'intriguait vraiment, c'était la transformation qu'il venait de percevoir chez Lise.
Elle n'était plus la même personne que cette médecin douce et attentionnée qu'il avait rencontrée à la clinique Stern de Waterseven. Celle-là semblait dévouée à son rôle de soignante, toujours préoccupée par le bien-être de ses patients, prenant à cœur son devoir d'aider les autres. Mais aujourd'hui, il avait vu une toute autre version d'elle. Elle n'était plus simplement la femme gentille et bienveillante ; elle était une femme stratégique, calculatrice, engagée dans un jeu de pouvoir bien plus vaste que ce qu'il avait imaginé.
Bien sûr, Lucci avait déjà vu la femme aux cheveux verts intervenir à plusieurs reprises dans les discussions, apporter des précisions et prendre la parole avec douceur pour étayer ses propos. Mais là, dans cette pièce, avec ces ministres, c'était Lise qu'ils regardaient, c'était à elle qu'ils posaient des questions. Au nom de qui parlait-elle ? Qui était-elle réellement pour que des hommes de pouvoir, comme ceux-là, lui prêtent une telle attention ?
Quelles étaient ses véritables ambitions ? Il était face à quelqu'un qui, au-delà de ses compétences en médecine, avait des connaissances stratégiques, politiques, qui lui permettaient de jouer des rôles bien plus grands que celui d'une simple apothicaire de Waterseven.
Un étrange respect naquit en lui, malgré lui. Elle avait réussi à dissimuler sa vraie nature derrière une façade de douceur et de compassion. Mais aujourd'hui, cette façade s'était fissurée, laissant apparaître une Lise bien plus ambitieuse, plus puissante, que ce qu'il avait cru voir.
Il ne pouvait s'empêcher de se demander, encore une fois : Qui était-elle réellement ?
...
Lucci n'aimait pas ce qu'il voyait. Il n'aimait pas les politiques, ceux qui lui donnaient ses ordres, lui dictaient qui tuer et quand, sous prétexte de maintenir la paix. Il avait vu de ses propres yeux comment le pouvoir corrompait les âmes, les rendant plus viles et plus laides que tout ce qu'il avait connu. C'était pour cela qu'il n'accordait aucune valeur à ceux qui se cachaient derrière des discours de paix, leur hypocrisie évidente.
Il avait cru que Lise, en tant que médecin, avec sa douceur et son professionnalisme rigoureux, conservait une pureté qu'il admirait. Mais plus il la regardait, plus il écoutait ses discours, plus ses doutes s'intensifiaient. Ce qu'il avait pris pour une personne simple et dévouée à sa vocation de soigner se révélait peu à peu être une façade, un masque dissimulant une toute autre réalité.
Peut-être avait-il trop idéalisé son image, la voyant comme la douce guérisseuse, sans voir les ambitions dissimulées derrière ses paroles et ses gestes.
Il comprenait maintenant qu'il n'avait pas vu l'essentiel, qu'il n'avait pas pris en compte l'étendue de son pouvoir. Lise était bien plus qu'une femme gentille. Elle avait des objectifs qui allaient bien au-delà de ce qu'il pouvait comprendre. Il se sentait presque ridicule de n'avoir pas vu la vérité plus tôt.
Ses pensées furent interrompues par le bruit de chaussures frappant le sol, brisant le silence pesant. Il observa Lise d'un regard furtif alors qu'elle s'affalait sur le canapé, épuisée. Un soupir lourd et presque désespéré s'échappa de ses lèvres. Ses gestes étaient moins contrôlés, un contraste frappant avec la froideur qu'elle avait affichée plus tôt. Elle grignotait des sucreries locales distraitement, ses yeux perdus dans le vide, comme si elle cherchait à échapper à une réalité trop pesante.
"J'en peux plus..." murmura-t-elle, sa voix trahissant un ras-le-bol qui ne laissait plus place à la façade de contrôle qu'elle avait arborée jusque-là. "Entre ce voyage éreintant et ces politiciens... Je déteste la politique !"
Ce simple murmure, ce moment de vulnérabilité, perturba encore davantage Lucci. La stratégie implacable qu'il avait vue chez elle s'effondrait sous la tension accumulée.
Lucci ne pouvait détacher son regard de Lise. Elle était comme un cristal : fragile et dure à la fois, renvoyant une lumière insaisissable selon l'angle sous lequel on la voyait. Un joyau discret, aux multiples facettes, chacune plus complexe que la précédente. Le contraste entre cette version d'elle, vulnérable et humaine, et l'image qu'il avait d'elle, implacable et calculatrice, le déstabilisait. Ce qu'il percevait en cet instant le forçait à remettre en question tout ce qu'il croyait savoir d'elle.
Mais avant qu'il ne puisse méditer davantage, la voix calme de Mycèna brisa ses pensées :
"Un peu de courage, capitaine. Nous y sommes presque. Ces hommes sont dans notre poche, tout le reste repose sur l'audience avec la famille royale."
Les mots de Mycèna apportèrent un réconfort fugace, une lueur d'espoir dans un océan d'incertitudes. Mais avant qu'il n'ait le temps de réagir, Lise, visiblement épuisée, sembla vouloir se défouler.
Elle tourna la tête, un éclat de frustration traversant ses yeux fatigués, puis lâcha une phrase qui fit sursauter Lucci :
"Si j'avais su... j'aurais buté Crocodile."
Ces mots tombèrent comme un couperet, brisant l'atmosphère de calme qui s'était installée. La véhémence de sa déclaration, le dégoût palpable, frappèrent Lucci de plein fouet.
"Si j'avais su à quel point cet homme me compliquerait la tâche... je ne lui aurais pas seulement repris mes trois milliards, j'aurais fait plus !"
L'écho de ses paroles résonna dans la pièce.
Lucci ne réagit pas immédiatement, mais une lueur étrange traversa ses yeux. C'était la première fois qu'il entendait Lise, la médecin douce qu'il croyait connaître, évoquer l'idée de tuer quelqu'un. Son regard se figea, légèrement écarquillé, et un sourire déformé se dessina sur ses lèvres. Cette facette froide et brutale de Lise éveillait en lui une curiosité morbide. Elle n'était plus seulement la femme bienveillante qu'il avait imaginée, mais aussi une personne capable de violence.
Dans son esprit, il revivait l'image macabre que Blueno lui avait décrite : un océan de chair, d'os et de boyaux, une mer de sang encore vif où des morceaux humains se mêlaient dans un chaos sanglant. La violence brute semblait s'être déversée sur le port de Waterseven dans la nuit précédent son départ de l'ile, comme une scène d'enfer. À cette vision, une excitation sourde monta en lui, tapie dans ses instincts. Ses poings se serrèrent, ses muscles se tendirent, et un frisson parcourut sa colonne vertébrale. L'idée que Lise, qu'il pensait incapable de faire du mal à qui que ce soit, puisse être liée à une telle brutalité le fascinait. Une soif d'intensité qu'il n'avait pas anticipée s'éveillait en lui.
Son sourire s'élargit, trahissant une excitation qu'il ne chercha même pas à masquer. La découverte de cette facette cachée de Lise ajoutait une nouvelle profondeur à l'énigme qu'elle représentait pour lui.
Mycèna, toujours calme et implacable, observait son capitaine et amie avec un léger sourire en coin, sans aucune trace de moquerie. Elle savait parfaitement que derrière cette frustration se cachait une tension bien plus profonde, quelque chose que Lise ne laissait rarement voir. Elle se leva doucement du fauteuil où elle était installée, se dirigea vers la fenêtre pour contempler le paysage nocturne d'Alabasta. La lumière des étoiles se reflétait sur les dunes dorées à l'extérieur, et la brise chaude du désert effleurait les rideaux de la chambre.
"Tu ne peux pas tout contrôler, Lizzy," dit-elle affectueusement. "Il faut savoir lâcher prise parfois," ajouta-t-elle d'une voix basse mais assurée, tout en observant le ciel clair au-dessus d'elles.
Bella tourna la tête et la regarda un instant, encore perdue dans ses pensées. Elle savait que Mycèna avait raison, mais ce n'était pas aussi simple. Elle se leva à son tour, jetant un dernier regard sur la pièce avant de s'approcher d'une petite table en bois où se trouvait un panier de fruits frais d'Alabasta, soigneusement coupés. Bella en prit un, mordant dedans avec une certaine détermination, comme si elle pouvait aspirer un peu de force de ce geste simple.
La chambre était vaste, décorée dans un style à la fois moderne et traditionnel. Les murs, peints dans des tons chauds de sable et de terracotta, créaient une atmosphère douce et apaisante. Des tapis épais recouvraient le sol de marbre poli, et des meubles en bois sculpté, typiques des artisans d'Alabasta, étaient disposés avec soin. Un grand lit à baldaquin trônait au centre de la pièce, ses rideaux légers flottant doucement dans la brise qui passait par les fenêtres ouvertes. Une lampe en verre coloré diffusait une lumière chaude et tamisée, éclairant l'endroit d'une lueur dorée, presque magique.
Les étagères étaient remplies de livres et de petites sculptures d'artisanat, témoignant de l'histoire et de la culture riche du royaume. Mais au centre de cette ambiance paisible, l'atmosphère était tendue, lourde de secrets et de stratégies politiques. La fenêtre donnait sur la ville de Selima, un endroit calme en apparence, mais où des intrigues se tissaient silencieusement dans l'ombre des palais et des marchés.
Mycèna, observant toujours le ciel, finit par ajouter avec une pointe de cynisme :
"Tu sais, si tu avais tué Crocodile, nous ne serions probablement pas ici à parler de tout ça. Mais c'est l'occasion qui fait le voleur, comme on dit, et ton cheminement t'a mené jusqu'ici. Ne laisse pas une seule erreur te détourner de ta route."
Bella haussait les épaules, un sourire fatigué sur les lèvres, comme si la fatigue physique pesait autant que la fatigue mentale. Elle s'avança vers la porte, jetant un dernier regard à Mycèna. "Tu as raison, mais c'est plus facile à dire qu'à faire."
Puis elle se dirigea vers la fenêtre, où Mycèna se trouvait déjà, et s'arrêta un instant. Son regard se perdit dans les dunes lointaines, plus sombre que jamais.
Lucci resta figé dans l'ombre, observant Bella depuis la porte entrouverte. La lumière de la lune éclairait son visage d'une lueur argentée, créant des ombres douces qui accentuaient la beauté de ses traits.
Elle n'est pas faible... pensa t'il alors, mais une tristesse froide, presque palpable, émane d'elle. Comme si cette nuit glaciale et ce désert sans fin étaient devenus une extension d'elle-même. Il n'y avait pas de vulnérabilité dans son regard, mais une forme de mélancolie, profonde et silencieuse, qui semblait engloutir tout ce qu'elle avait été. Elle est perdue dans ses pensées, loin de tout, comme si elle cherchait quelque chose qu'elle ne trouverait jamais...
Lucci resta immobile, dissimulé dans l'ombre, écoutant les mots de Bella qui flottaient dans l'air comme un murmure porté par le vent.
- "Waterseven me manque... Mes patients me manquent... Mes amis me manquent... Et monsieur Lucci..." Ces mots, prononcés avec une lenteur poignante, semblaient presque être une confession. Elle les laissait s'échapper comme si elle les avait retenus trop longtemps. Elle se tenait là, les bras croisés, le regard perdu dans l'immensité désertique, comme si elle cherchait une réponse qu'elle savait peut-être déjà impossible à obtenir. "Quand est-ce que les choses ont commencé à être si compliquées ?" Sa voix, douce mais empreinte d'une tristesse sourde, semblait à la fois une question et un constat, un mélange de confusion et de résignation.
Lui, toujours dans l'ombre, sentit une étrange pression sur sa poitrine à l'instant où elle prononça son nom.
Lucci resta là, figé dans l'ombre, son regard fixant Lise, sa silhouette pourtant si familière, mais qui, ce soir-là, semblait le troubler d'une manière qu'il ne pouvait ignorer. Quand il entendit son nom, prononcé de cette façon, douce et presque désespérée, fit naître une décharge violente dans ses entrailles.
Tout en lui se tendit, une violente faim de possession, un désir animal qu'il n'avait pas vu venir. Si la situation avait été différente, s'il n'avait pas eu à se retenir, il aurait foncé, déchirerait l'espace entre eux, l'aurait prise sans même un mot, l'aurait embrassée sur le balcon, avec toute la force de son désir. Il l'aurait écrasée contre lui, comme un feu qu'on ne pouvait éteindre, la poussant jusqu'à l'extase sans le moindre remords.
Sa poitrine se souleva sous l'intensité de cette pensée. Il la voulait. Pas seulement pour son corps, mais pour tout ce qu'elle représentait. La douceur qu'elle dégageait, cette fragilité qui la rendait si irrésistible, l'appelait à l'engloutir tout entière. Il la désirait comme un océan engloutit la terre, sans possibilité de retour. Une force brutale, presque irrépressible, lui brûlait les veines. Ses poings se serrèrent, ses dents se mirent à grincer sous l'effort de résister à ce besoin insensé.
La violence de son désir le dévorait, chaque fibre de son corps réclamant sa soumission. Tout en lui s'hurlait de l'embrasser, de la prendre et de la marquer comme sienne. Et pourtant, il restait là, incapable de bouger, accablé par cette tension insupportable. Elle, sa Lise, si douce et pourtant si froide , avait réussi à déterrer une bestialité en lui qu'il n'avait pas voulu reconnaître. Un amour brutal, dévorant, incontrôlable, qui le poussait à tout risquer pour la posséder.
A suivre...
