Chapitre 30 : Faites qu'elle soit mienne

Les journées dans le désert s'étiraient interminablement sous le soleil de plomb, et la monotonie du voyage devenait presque accablante. Le vent sec soufflait en rafales, emportant avec lui la poussière et l'odeur de la terre brûlée, tandis que la caravane avançait lentement à travers les dunes infinies. Lise et ses compagnons étaient fatigués, mais aucun d'entre eux n'osait se montrer vulnérable, chacun absorbé dans ses propres pensées et préoccupations. L'immensité du désert semblait les engloutir, le sable infini comme une mer sans fin, un horizon si plat qu'il paraissait irréel.

Rabbit et Bora, les éclaireurs, revinrent au matin suivant, poussiéreux et apparemment satisfaits de leur travail. Ils s'étaient éclipsés quelques jours plus tôt pour sonder les alentours, un rôle essentiel pour garantir la sécurité du convoi. Dès qu'ils approchèrent, Lise s'arrêta et les observa attentivement. Leurs visages étaient marqués par la poussière du désert, mais il y avait dans leurs yeux une lueur particulière, celle de ceux qui ont survécu à quelque chose de périlleux.

Rabbit, les oreilles légèrement penchées en avant comme si elle était en pleine concentration, s'approcha en sautillant légèrement. Elle esquissa un sourire malicieux, ses yeux pétillant de satisfaction. "On a tué tout un tas de mauvaises carottes sur le chemin", annonça-t-elle d'une voix espiègle, le sourire étiré jusqu'aux oreilles. "Ils comptaient tendre une embuscade, mais nous les avons pris à leur propre piège."

Elle essuya d'un geste rapide la sueur qui perlait sur son front, l'air détendue malgré la chaleur accablante. Ses mouvements étaient rapides, comme un petit lapin qui se défait d'une situation inconfortable avec l'agilité d'un prédateur, et ses yeux brillaient d'une lueur de défi, presque comme si elle se réjouissait de chaque menace qu'elle avait éliminée.

Bora, tout en se redressant, parla d'une voix solennelle et mesurée, :
- "Les brigands en nombre ne furent que poussière,
Sous la lame agile, leurs cris n'étaient que l'écho d'un mystère.
Dans la nuit du désert, ils furent pris, sans défense,
Par la ruse et la mort, et par notre alliance."

Rabbit haussait les épaules en jetant un regard complice à Bora avant de revenir à Lise. "Mais ce n'est pas tout." Elle se haussait légèrement sur ses pattes, son regard espiègle se fixant sur la chef. "Il y en a de plus en plus, et ces carottes, elles sont pas tendres. Trop organisés et vigilantes pour être mangées."

Bora, les bras croisés et regardant les dunes infinies, reprit, comme plongé dans une profonde réflexion :
- "Je le sais, il n'est nul hasard ici-bas,
Que des hommes ou des monstres s'agitent dans ce désert-là.
Ils ne sont pas seuls, ni sans dessein dans la nuit,
Une ombre plane, que l'on ne voit, mais qui fuit."

Lise écouta les paroles de Bora avec attention, un léger frisson parcourant son échine.

- "Tu crois qu'ils sont dirigés par quelqu'un ? Ou simplement un groupe plus structuré que ce qu'on pensait ?"

Rabbit soupira, ses longues oreilles se dressant de manière presque théâtrale avant qu'elle ne lâche un petit rire nerveux, toute guillerette malgré la situation tendue.

- "C'est possible, mais je crois que ce désert cache bien plus qu' un champ de carottes roussies. Certains disent que c'est une fausses aux lions ou un nid de vipères. Qui sait quel lapin vicieux aurait eu la curieuse idée de nous sauter dessus."

Bora leva les yeux vers le ciel sans nuages, avant de répondre dans le même ton :
- "Le sable murmure des secrets à l'oreille du vent,
Un secret lourd d'un passé imposant.
Que ce soit pour l'or ou la vengeance, peu importe,
Tous ceux qui y viennent y laissent des traces mortes."

Lise resta silencieuse un moment, réfléchissant à ses paroles.

- "Nous devons être prudents." Elle se tourna vers Rabbit en disant, son regard fixe et autoritaire : "Informe le chef de notre escorte de doubler les rondes."

Rabbit, toujours aussi malicieuse, hocha la tête avec un sourire satisfait et, d'un bond, se mit en mouvement, ses oreilles flottant légèrement au vent, comme une promesse que rien ne lui échappait. La caravane reprit sa route, et le vent du désert soufflait plus fort, emportant avec lui les murmures de Bora et de Rabbit.

Durant le trajet jusqu'à l'oasis de Merim, puis celle de Trisham, la caravane fut attaquée à plusieurs reprises. Des ombres surgirent des dunes, des silhouettes furtives aux lames étincelantes prêtes à frapper. Mais à chaque fois, un vent étrange se levait brusquement, sifflant comme une plainte sinistre avant de se muer en un hurlement dévastateur. En un instant, la tempête invisible balayait les assaillants avec une violence inouïe, les réduisant en lambeaux avant même qu'ils ne puissent comprendre ce qui leur arrivait.

Lucci, en retrait, observait la scène avec un regard fasciné, ses prunelles sombres brillant d'une intensité presque fanatique ne bougeait pas d'un pouce, et pourtant, son corps tout entier vibrait sous l'effet de cette excitation brutale qui menaçait de l'engloutir. Une tuerie d'une perfection clinique. Pas un seul de leurs hommes ne tomba, pas une seule blessure, et pourtant, le sol se couvrait rapidement d'un tapis sanglant, parsemé de morceaux de chair et d'os tranchés avec une précision effroyable.

Les corps des brigands gisaient en charpie, déchiquetés comme s'ils étaient passés sous les lames d'une gigantesque meule. Et pourtant, il n'y avait rien. Rien d'autre que le vent. Ce vent vivant, précis, presque sensuel dans sa manière d'ôter la vie.

Lucci sentit sa gorge s'assécher sous l'effet de cette vision. Son souffle se fit court. Une chaleur étrange, indéfinissable, coula le long de son échine. Il connaissait cette manière d'éviscérer les corps. Il l'avait déjà vu.

Water Seven.

Il se souvenait encore du sang maculant les pavés trempés de pluie, des morceaux de chair mêlés aux rigoles d'eau sale, des os finement tranchés, polis comme du verre sous l'effet d'une découpe chirurgicale.

Un frisson le traversa. Magnifique.

Son regard, d'abord rivé sur la danse funèbre des cadavres mutilés, s'arracha soudainement à ce spectacle pour capter un détail qu'il aurait pu manquer. Une main blanche dépassait du rebord de la caravane, paresseuse, effleurant le vide de gestes lascifs, comme des caresses traçant des arabesques invisibles dans l'air.

Lucci sentit son rythme cardiaque s'accélérer.

Cette main contrôlait tout.

Le vent ne se déchaînait pas seul. Il répondait à ces gestes tantôt brutaux, tantôt doux, à ces mouvements nonchalants, comme un amant docile suivant le fil des désirs de sa maîtresse. Une exécution menée avec une douceur terrifiante, un contraste parfait avec l'horreur de la scène.

Il plissa légèrement les yeux, le cœur battant plus fort. Il voulait en voir plus.

Aucun nuage, aucune tempête. Juste une force, surgie de nulle part. Et cette main…

Il connaissait cette main.

Lise.

Autrefois, elle avait fouillé dans sa chair ouverte alors qu'il était suspendu entre la vie et la mort, son souffle déjà prêt à s'éteindre. Autrefois, elle avait arraché la douleur de son corps avec une précision clinique, une autorité impitoyable.

Aujourd'hui, il la voyait controler un nuage de pulpe sanguinolente, exhalant la mort.

Et alors qu'il ne détachait pas son regard de cette main, une pensée insidieuse s'insinua en lui, sournoise, dérangeante.

Que ressentirait-il si cette main-là le touchait ?

Pas pour l'ouvrir, pas pour le soigner. Non.

Si elle le caressait ?

Une chaleur étrange l'envahit, incontrôlable, sauvage. Cette main qui autrefois avait plongé dans ses entrailles, il l'imagina parcourir sa peau autrement. Douce ou cruelle ? Il n'en savait rien. Mais il savait que, d'une manière ou d'une autre, il ne s'en remettrait pas.

L'odeur du sang emplissait l'air, entêtante, épaisse.

L'enivrant parfum de la mort.

Acre. Doux. Un poison et un nectar à la fois.

Et Lucci, le souffle court, ferma un instant les yeux, laissant ce parfum l'envahir.

...

Le chef des mercenaires descendit précipitamment de son cheval et s'aplatit brusquement sur le sol, les mains posées contre la poussière, comme s'il était en train de rendre hommage à une divinité invisible.

- "C'est Al-Rih al-Kabir ! C'est Al-Rih al-Kabir !" répétait-il frénétiquement, les yeux écarquillés de terreur. Il semblait sous le choc, comme si une vérité effrayante venait de s'imposer à lui d'un coup. Il resta là un moment, prostré, ses lèvres murmurant des prières dans une langue que Lucci ne comprenait pas. Le nom d'Al-Rih al-Kabir, "Le Grand Vent", résonnait encore dans l'air.

Le chef des mercenaires semblait trembler sous l'effet de cette révélation. A ces mots, tous les mercenaires descendirent de leurs chevaux et se mirent à implorer le ciel, comme le chef l'avait fait.

Lucci, ne souhaitant pas briser sa couverture, se hâta de faire de même, mais mentalement, ses prières étaient adressées à un autre dieu, même s'il ne croyait en rien. Il n'avait jamais été un homme de foi.

Aucun dieu ne régissait sa vie, aucun enfer ne l'attendait. Le seul autel qu'il connaissait était celui de la mort.

Mais en cet instant…

S'il existait une puissance, une divinité, un démon ou un ange prêt à écouter sa prière…

Il l'implorait.

Que ce soit le vent, le sang ou la faucheuse elle-même, qu'importe. Il se fichait du prix, du nombre de cadavres qu'il devrait sacrifier.

Faites qu'elle soit à lui.

Même pour une nuit.

Lise.

Cette femme aux mains ensanglantées, cette main qui autrefois avait plongé dans son corps et aujourd'hui caressait le vide pour déchaîner des tempêtes meurtrières.

Cette main qui aurait pu l'anéantir.

Ou le marquer pour toujours.

Un frisson parcourut son échine. Il lutta pour maîtriser sa respiration.

Une mélopée grave s'éleva soudain, brisant le silence accablant du désert.

Les mercenaires chantaient une prière en l'honneur de leur dieu.

Ô Al-Rih al-Kabir,
Par ta puissance infinie, tu gouvernes les déserts,
Tu guides le sable avec tes souffles divins.
Toi qui fais tomber la tempête,
Et qui souffles le calme après l'ouragan,
Nous nous prosternons devant ta grandeur.

Que ta brise touche notre âme,
Nous qui errons sous ton ciel sans fin.
Que ta sagesse souffle en nous comme le vent du matin,
Purifie nos esprits comme l'air frais du désert.

Al-Rih al-Kabir,
Seigneur des horizons lointains,
Nous cherchons ta guidance dans le silence du vent,
Nous demandons ta clémence face à l'immensité de ton désert.

Écoute nos prières, Ô Souffle éternel,
Que tes bras invisibles nous protègent,
Que tes vents soufflent sur nos âmes tourmentées,
Et que ton souffle nous éclaire comme l'aube qui chasse la nuit.

Nous marchons dans tes pas invisibles,
Sous la chaleur de ton soleil et le chant de ton vent.
Accorde-nous la force de traverser les tempêtes de la vie,
Accorde-nous la sérénité dans le chaos des dunes.

Ô Al-Rih al-Kabir,
Emporte nos péchés dans ton souffle sacré,
Purifie nos cœurs comme le sable vierge de tes vents.
Donne-nous la paix que seule ta brise peut offrir,
Et mène-nous sur le chemin que tu souffles devant nous.

Amîn,
Que le vent de ta sagesse nous guide toujours.

Leurs voix s'unissaient en une harmonie vibrante, emplissant l'air brûlant d'une ferveur presque tangible.

Mais Lucci, lui, restait figé dans sa propre prière. Une prière qui n'avait rien de sacré.

Il ferma les yeux, son poing serré contre le sable chaud.

Il ne priait pas pour la rédemption.

Il priait pour la posséder.

...

Lise détourna brusquement le regard, le rouge lui montant aux joues tandis que ses mains se crispaient légèrement, comme si elles cherchaient à se cacher. L'ampleur de la scène qui se jouait sous ses yeux la dépassait complètement. Elle n'avait jamais été à l'aise avec les émotions visibles, et encore moins avec celles qu'elle pouvait involontairement provoquer. Cette ferveur, cette adoration soudaine, ces hommes à genoux dans le sable, psalmodiant son nom sous celui d'un dieu du désert… tout cela lui donnait un vertige désagréable.

Si elle avait su…

Si elle avait imaginé une seule seconde que l'utilisation de son fruit du démon déclencherait un tel phénomène, elle aurait peut-être hésité. Mais le mal était fait, et maintenant, elle devait composer avec cette soudaine vénération qui flottait dans l'air, aussi écrasante que le vent chaud du désert.

Un éclat de rire, étouffé mais bien réel, la fit sursauter.

Elle tourna immédiatement la tête et tomba sur Mycèna, qui l'observait avec une insistance amusée. La jeune femme avait croisé les bras, un sourire goguenard sur les lèvres, les yeux pétillants de malice.

— Vraiment… Ce n'était pas nécessaire, souffla Lise en serrant les dents, les joues encore plus rouges.

Mycèna secoua la tête, l'air faussement innocente, avant de répondre d'un ton taquin :

— Tu devrais t'y faire. Les hommes sont fascinés par ce qu'ils ne comprennent pas… et eux, clairement, ils ne comprennent pas.

Lise plissa les yeux, mais ne trouva rien à répondre. Le problème, c'était qu'elle non plus ne comprenait pas. Ce pouvoir qu'elle maîtrisait si bien lui semblait parfois étranger dès qu'il quittait son contrôle. Elle pouvait trancher, déchirer, annihiler… mais elle ne s'attendait pas à ce que cela suscite une telle dévotion.

Et pourtant, les prières ne cessaient pas.

Cela faisait maintenant de longues minutes que les mercenaires murmuraient d'une seule voix, leurs chants en un dialecte inconnu se mêlant à la brise du désert. Chaque mot portait une intensité sacrée, vibrante, hypnotique. Leurs visages levés vers le ciel, leurs mains tendues comme pour toucher l'invisible, ils étaient entièrement absorbés par leur rituel.

Lise sentit un frisson lui parcourir l'échine. Elle n'avait jamais voulu être perçue comme une élue, encore moins comme une manifestation divine. Elle n'était pas une messagère du vent. Elle n'était pas Al-Rih al-Kabir.

Et pourtant, les mercenaires y croyaient.

Lise baissa les yeux vers le sable doré, cherchant à s'ancrer dans quelque chose de tangible pour ignorer le poids des regards qui la dévoraient.

Mycèna s'approcha alors doucement d'elle et, dans un souffle plus sérieux, glissa :

— Tu sais, ce n'est pas vraiment ta faute. Si ça peut te rassurer, ça fait partie de leur culture. Et ce vent… c'était probablement un signe pour eux.

Lise inspira lentement. Un signe. Un avertissement. Une bénédiction.

Elle ne savait pas ce que c'était.

...

Peu de temps après, ils reprirent leur route, la caravane avançant lentement sous la morsure du soleil. À l'horizon, l'ombre bleutée des montagnes se dessinait avec plus de netteté, annonçant qu'Alubarna n'était plus qu'à une demi-journée à dos de cheval.

Lise et Mycèna étaient installées dans la caravane, lovées contre de moelleux coussins, cherchant à tirer un semblant de confort des secousses du trajet. La chaleur du désert s'était un peu adoucie, et un vent léger glissait sur le sable, soulevant parfois des volutes dorées dans l'air. C'était un moment de répit bienvenu, un interlude fragile dans un voyage marqué par les dangers et les imprévus.

À l'avant, Bora, imperturbable, déclamait à mi-voix des alexandrins, comme s'il conversait avec les éléments eux-mêmes, ses vers s'entremêlant avec le crissement du vent sur la toile des tentes. Plus loin, Rabbit, en éclaireuse, se tenait accroupie à l'avant du convoi, ses grandes oreilles frémissant au moindre bruit suspect. D'un mouvement souple et précis, elle bondissait parfois sur un rocher ou un rebord de dune pour mieux observer l'horizon, ses yeux vifs scrutant chaque repli du paysage.

— Toujours rien, à part du sable et encore du sable, lâcha-t-elle d'un ton malicieux en secouant le nez. C'est d'un ennui… si seulement quelques mauvaises carottes pouvaient surgir de nulle part, histoire de me dégourdir un peu les pattes.

Lise, les yeux mi-clos, esquissa un sourire à peine perceptible. L'adrénaline de leur traversée et les tensions récentes semblaient loin, dissoutes dans la monotonie du désert. Ce calme, si rare et si fragile, avait quelque chose d'apaisant. Elle savait qu'il ne durerait pas, que bientôt la capitale leur ouvrirait ses portes, avec son lot de complots et de responsabilités, mais pour l'instant, elle se laissait porter par la douceur du moment.

À ses côtés, Mycèna était silencieuse, le regard perdu sur l'étendue infinie de dunes. Elle avait cette façon bien à elle de savourer chaque instant de répit, consciente que la paix était une denrée éphémère dans leur vie. Peut-être pensait-elle déjà à ce qui les attendait à Alubarna, aux intrigues qui se tissaient dans l'ombre de la cour royale, ou simplement à la fraîcheur d'un bain et au luxe d'un véritable lit.

Lise suivit son regard vers le paysage qui se déployait devant elles. Le ciel, d'un bleu pur et implacable, s'étirait au-dessus de la mer de sable ondoyante. Plus loin, les silhouettes rocheuses des montagnes découpaient l'horizon, sombres et impassibles. Bientôt, les hauts murs de la ville se dresseraient devant elles, annonçant la fin de leur voyage et le début d'une nouvelle lutte.

Mais pour l'instant, il n'y avait que le désert et la route qui s'étendait devant eux. Et c'était suffisant.

A suivre...