Chapitre 42 : Sous la Peau du Silence
La pièce était modeste, à l'image du hameau, mais d'une propreté presque suspecte. Le feu dans l'âtre lançait des éclats orangés sur les murs couverts de tapisseries effilochées. Les ombres dansaient lentement, animées par le crépitement des bûches. L'endroit exhalait une chaleur feinte, maîtrisée, comme si l'intimité n'était qu'un décor parmi d'autres. Quelques étagères croulaient sous les livres, des cartes froissées, des instruments médicaux alignés avec une rigueur presque militaire. Derrière une fenêtre close, le vent soufflait avec une rage sourde, grattant les planches comme un animal trop longtemps enfermé.
Elle était là. Assise dans un fauteuil en cuir fatigué, comme si elle y avait toujours été. À l'aise. Trop à l'aise. Lise – non, Bella – ôtait lentement ses gants, ses gestes empreints de cette minutie froide qu'il n'avait jamais oubliée. Elle ne regardait rien, et pourtant elle semblait tout voir. Son regard flottait dans la pièce, suspendu entre deux pensées qu'elle ne livrerait à personne.
Lucci la détailla, silencieux, absorbé. Il la connaissait sous un autre nom, dans une autre ville, mais la femme devant lui n'était pas une inconnue. Elle était la somme des fragments qu'il avait traqués, qu'il avait disséqués. Bella n'était pas morte. Elle vivait encore dans l'angle de ses épaules, dans la précision avec laquelle elle manipulait le fil et l'aiguille, dans l'absence de tremblement lorsqu'elle touchait sa propre plaie.
Il observa les mouvements de ses mains : précis, chirurgicaux. Elle ne perdait pas de temps en gestes inutiles. Pas une grimace, pas une plainte. Elle se recousait comme on referme un livre qu'on a déjà lu mille fois. Elle avait changé – oui – mais pas dans le sens que beaucoup auraient cru. Elle était plus acérée, plus tendue, comme une lame qu'on aurait trop longtemps affûtée. Pourtant, au fond, elle était la même. Une façade de calme, un noyau de glace.
Il sentit une chose s'agiter en lui – pas de l'émotion, non, quelque chose de plus ancien. De plus animal. Ce besoin de comprendre, de détruire, peut-être de posséder. Lise était la survivante d'une illusion qu'il avait lui-même entretenue. Et maintenant qu'il la voyait telle qu'elle était, sans les fards, sans les mensonges... il ne savait plus très bien s'il devait la mépriser ou l'admirer.
Elle n'était plus la médecin avenante de Water Seven. Elle n'était pas non plus cette ombre qu'il avait pourchassée. Elle était entre les deux. Un être entier, façonné par le froid, la solitude et le sang.
Et lui… la couvait du regard comme un chasseur devant une bête rare. Non pas pour l'abattre. Mais pour comprendre où elle irait, si on la laissait libre. Ou si on l'enchaînait.
Il ne pouvait détourner les yeux.
Pas tant à cause de la plaie qu'elle traitait avec une concentration quasi surnaturelle, mais à cause d'elle. Cette façon qu'elle avait de se pencher, d'ignorer la douleur avec une discipline d'ascète, tout en restant ailleurs. Présente sans l'être. Loin, très loin, et pourtant terriblement concrète. Comme si tout en elle n'était qu'un art du contrôle — et de l'absence.
Puis, dans l'espace confiné de la pièce, il franchit un pas. Lentement. Le bois craqua sous ses bottes. La question, longtemps ruminée, fendit enfin ses lèvres, rauque, comme si le vent du dehors lui était resté coincé dans la gorge :
— Comment sais-tu que je dis la vérité ?
Elle ne leva pas les yeux. Ses doigts continuaient d'appliquer l'antiseptique, précis, inlassables. Sa voix, quand elle répondit, était calme. Trop calme.
— À cause des battements de ton cœur.
Une simple phrase. Énoncée comme une évidence. Pas un défi, pas une moquerie. Juste une vérité clinique, diagnostiquée sur le fil du silence.
Lucci sentit une légère tension dans sa propre poitrine, un tressaillement, imperceptible. Elle le lisait encore, sans le regarder. Comme autrefois.
Elle poussa un soupir discret, mais non dépourvu de lassitude. Puis, presque avec une délicatesse inattendue, elle dévissa une petite fiole. La poudre blanche qu'elle versa sur la plaie sembla mordre la chair avec une violence muette. Une lumière brève passa dans ses yeux – quelque chose entre la douleur et l'habitude. Elle ne broncha pas. Ou presque.
Un faible gémissement franchit ses lèvres. Un souffle retenu entre les dents.
— Elle n'y est pas allée de main morte, la vieille, dit-elle, le ton chargé d'une ironie sèche, désabusée.
Mais elle se reprit aussitôt. L'instant de faiblesse effacé dans le baume qu'elle appliquait, dans les gestes fermes et assurés. Aucun tremblement. Aucun répit.
— Mais ça ne devrait pas laisser de cicatrices, ajouta-t-elle, d'un ton neutre, presque professionnel.
Lucci, toujours debout, se rapprocha encore, imperceptiblement. Son regard captait chaque détail : la tension dans sa mâchoire, le rythme lent de sa respiration, la manière dont elle lissait la peau autour de la plaie. Tout en elle criait maîtrise. Sur elle-même. Sur la douleur. Sur le monde.
Enfin, elle releva les yeux vers lui.
Un bref échange, sans fard. Elle le fixait, comme pour y lire un verdict. Et il soutint ce regard, sans ciller. Elle finit par reprendre, avec une pointe d'amertume en travers du sourire :
— Ma mère adoptive, le docteur Kureha. Ça faisait des années. Elle a su se montrer… charmante.
Le sourire qui suivit n'évoquait ni tendresse ni nostalgie. C'était un rictus teinté d'acceptation — celle d'avoir survécu à quelque chose, ou à quelqu'un. Une résignation polie. Presque élégante.
Elle étala le baume avec la même rigueur, puis, sans transition, ajouta :
— De la graisse. Pour éviter les engelures. Et puis ça nourrit bien la peau.
Une note presque légère, comme une respiration entre deux silences. Peut-être un moyen de rompre, juste un instant, la tension que l'air commençait à porter.
Elle se relâcha à peine. Pas assez pour baisser la garde, mais suffisamment pour que son regard s'assouplisse, qu'un éclat furtif y apparaisse. Elle était toujours en alerte, bien sûr. Mais il la sentait, sous ce calme glacé, s'autoriser à exister. Un peu.
Lucci la regardait. Et il n'y avait plus que ça.
La chaleur du feu. L'odeur du baume. Le froissement des linges et, entre eux, ce silence devenu presque confortable. Presque familier.
Et il comprenait, trop tard peut-être, qu'elle était le genre de blessure que l'on ne guérit pas.
...
Le vent continuait de hurler dehors, giflant les murs comme s'il voulait briser cet abri qu'ils s'étaient choisi. Mais ici, dans cette pièce chaude et resserrée, ses assauts n'étaient plus que des murmures lointains. Rien ne semblait pouvoir les atteindre. Pas même le monde. Ils étaient seuls. Coupés. Et cela lui convenait.
Lise reposa le flacon de baume, puis s'essuya les mains sur ses vêtements. Un geste simple. Contrôlé. Pourtant, il capta son attention d'une façon presque dérangeante. Elle leva les yeux vers lui, lentement. Il soutint ce regard sans cligner, mais quelque chose en lui bougea. Elle ne disait rien. Elle n'avait pas besoin. Il comprit qu'elle attendait. Une question, une attaque, une main tendue. Il ne savait pas encore.
Il sentit une tension étrange s'insinuer dans ses muscles, pas douloureuse — mais profonde, insidieuse. Pas celle du combat. Celle de l'incertitude. Il se redressa légèrement. Instinct. Distance. Pourtant, il ne voulait pas bouger. Pas vraiment. Il voulait rester là, à la fixer, jusqu'à ce que quelque chose se brise.
Elle se leva.
Sans un mot.
Sans un regard.
Et il la suivit des yeux, comme on observe un mouvement de l'eau : calme, fluide, dangereux sous la surface. Elle s'approcha de la cheminée, installa un morceau de viande — phoque, peut-être — sur la broche, et tourna lentement la manivelle. Le vent, fidèle à elle comme une bête apprivoisée, glissa dans la pièce pour empêcher le feu de consumer trop vite la chair. Lucci nota le détail sans surprise. Depuis longtemps, il avait cessé de croire au hasard, surtout avec elle.
Elle s'empara ensuite d'ingrédients qu'il ne reconnut pas. Des baies blanches, des herbes sombres, une racine tordue comme un cri pétrifié. Elle les écrasa avec une précision clinique, presque chirurgicale. Cela ressemblait à une cuisine primitive — mais il percevait autre chose. Une forme de rituel. Il était incapable de deviner le goût, l'odeur ou l'effet de ce qu'elle préparait. Et cela l'agacait. Il n'aimait pas ne pas savoir.
Et pourtant, il regardait.
Chaque mouvement, chaque geste de ses doigts, déclenchait en lui une vague contradictoire de contrôle et de désir. Elle n'avait rien d'innocent. Rien d'inoffensif. Et c'était justement ce qu'il cherchait. Ce qu'il voulait comprendre. Ce qu'il voulait… toucher.
Il fronça les sourcils. L'air dans la pièce devenait plus dense, saturé d'épices âcres, de fumée, de cette pâte épaisse qu'elle manipulait avec une lenteur qui confinait à la provocation. Il se surprit à penser que ce qu'elle faisait n'avait aucun sens du goût, aucune esthétique. C'était laid. Brut. Il aurait voulu dire quelque chose. Mais il ne le fit pas.
Il attendait une réponse.
Et il savait qu'elle viendrait.
Il sentit son propre silence comme un fil tendu entre eux. Un piège. Ou un lien. Il se décida. Sa voix fendit l'air, sobre, presque glaciale.
— « Tu as raison lorsque tu as insinué que j'en savais trop. Beaucoup trop. J'ai fini par relier les informations entre elles. Mais deux choses m'échappent encore : comment tu es devenue commandante dans l'équipage d'un empereur… et pourquoi tu vis ici, à Water Seven, sous l'identité d'une morte. »
Pas d'intonation dans sa voix. Aucun reproche. Juste des faits. Une demande sèche, tranchée comme un scalpel. Mais en lui, le cœur cognait plus fort. Il le sentait. Dans sa gorge. Dans ses mains.
Elle ne répondit pas. Pas tout de suite.
Elle ne se retourna même pas.
Elle continua à écraser sa mixture, dos à lui, comme si elle distillait une réponse dans ce geste précis, inexorable.
Il observa la ligne de sa nuque. Le mouvement de ses omoplates sous le tissu. Il aurait pu se lever. S'approcher. La frôler. Ce serait si simple.
Mais il ne bougea pas.
La tension devenait presque une douleur physique. Une invitation permanente à franchir un seuil qu'il s'obstinait à ignorer.
Elle parla enfin.
Et sans le regarder, elle le frappa plus sûrement que s'il l'avait touchée.
— « C'était le rêve de Bella… » commença-t-elle, d'un ton si doux qu'il sonna presque faux à ses oreilles. Une douceur jouée. Contrôlée. Comme tout chez elle. « Quitter Drum, vivre dans une ville belle et pleine de gens charmants. Gentils. »
Elle disait cela comme on cite un conte enfantin, mais son regard ne brillait pas.
Lucci ne réagit pas. Il n'avait pas besoin. Il attendait. Il observait.
— « Du moins, jusqu'à ce que le professeur la tue. »
La broche cessa de tourner. Un simple arrêt. Mais il nota la tension dans ses phalanges. Minime. Révélatrice.
— « Il n'a jamais supporté sa bonne humeur. Ni son entrain. Cet homme… il valait mieux ne pas être haï par lui. Mais… être aimé, c'était pire encore. »
Lucci s'en souvenait. Trop bien.
Ce face-à-face dans le manoir d'Iceburg.
La pièce sentait le cuir ancien, l'humidité et le silence mis en scène.
Blueno avait tout organisé — une pièce de théâtre. Et Zéro était le pantin, sans même s'en rendre compte.
Lise s'était avancée sans trembler. Robe noire. Gants blancs. Une élégance qui n'appartenait qu'à elle.
Et ces mots. Ces mots qu'elle avait laissés tomber comme des lames :
— « Comme vous avez trop attendu de Bella ? »
Un silence lourd.
— « Nous savons tous les deux que vous l'avez tuée. »
Puis, plus tranchant encore :
— « Elle était trop gentille, et pensait trop différemment de vous. Alors vous avez décidé de la tuer, comme vous l'avez fait pour tant d'autres. »
Il l'entendait encore, sa voix. Calme. Aucune larme. Pas même de colère. Juste la sentence.
— « Son corps ne trouvera jamais le repos. »
Et enfin :
— « Mais ça… je ne pourrai jamais le prouver. »
Il se doutait. Oui. Bella avait sans doute servi de cobaye. Drogues, substances expérimentales, tests de résistance. Ce genre de choses.
Zéro était trop méthodique, trop orgueilleux pour ne pas documenter la lente dégradation d'un corps jeune.
Et Bella… elle avait dû mourir dans la douleur. Peut-être en l'appelant. Peut-être en le suppliant. Peut-être pas.
En pleine fleur de l'âge.
Lucci n'avait pas connu Bella. Mais il la haïssait déjà.
Parce qu'elle vivait encore dans la voix de Lise. Dans ses silences. Dans ses blessures.
Et Zéro… Zéro n'avait jamais nié.
Il avait souri. Un rictus malsain, tordu par la fierté et le regret.
Et Lucci… avait compris.
Le professeur Zéro avait eu un faible pour elle.
Pas pour Bella.
Pour Lise.
L'élève brillante. La survivante. Celle qu'il avait façonnée à son image — ou du moins, tenté.
Il avait été fier d'elle. Et il la désirait. À sa manière d'homme brisé. Avec ce besoin d'appropriation propre aux monstres qui se croient créateurs.
Lucci l'avait vu. Et cela lui avait déplu. Instinctivement. Profondément.
Il ne partageait pas.
Même les souvenirs. Même les cicatrices. Même les regards.
Elle marqua un silence. Elle pesait ses mots. Ou les laissait peser sur lui, il n'aurait su dire. Puis elle conclut :
— « Mais c'est du passé. »
Lucci suivit du regard chacun de ses gestes, comme on lit une langue étrangère avec une concentration maniaque. Ses mains, ses appuis, sa posture. Tout semblait naturel. Rien ne l'était. Il le sentait. Ce n'était pas une confession. C'était une mise en scène. Mais il ne s'en détournait pas. Au contraire.
Elle reprit, comme si de rien n'était. Sa voix avait cette platitude élégante des gens qui avaient vu trop de morts pour en pleurer encore.
— « Quant à la raison pour laquelle je me cache… disons que j'ai trop attiré l'attention dans le Nouveau Monde. »
Il arqua un sourcil. C'était un euphémisme. Il ne dit rien. Elle le savait.
Ce mot lui traversa l'esprit sans s'annoncer. Froid. Tranchant. Immédiat. Il le chassa. Il reporta son regard sur elle. Toujours aussi calme. Toujours aussi inatteignable. Et il sut alors que ce n'était pas la vérité qu'il voulait d'elle.
C'était sa vulnérabilité.
Son regard.
Son contact.
Il la voulait brisée.
Non pour la dominer.
Mais pour comprendre ce qu'elle cachait.
Ce qu'elle valait vraiment, sans ses secrets.
Et surtout… s'il était capable de la briser.
Il se demanda ce que cela lui coûterait.
D'enlever, une à une, les couches de son silence. De rayer ce masque jusqu'à sentir la peau, puis la chair, puis l'âme.
Est-ce qu'elle hurlerait ?
Est-ce qu'elle supplierait ?
Ou… est-ce qu'elle le regarderait encore avec ce calme insultant, comme si rien — jamais rien — ne pouvait vraiment l'atteindre ?
Ce regard, il le haïssait.
Ce regard, il le voulait pour lui.
Pas apaisé. Pas figé. Mais vacillant. Vibrant. Vivant.
Il ne voulait pas la voir tomber.
Il voulait être celui devant qui elle tomberait.
Pas pour lui prouver quoi que ce soit.
Mais pour qu'enfin, elle lui appartienne un peu.
Pas son corps. Pas même son esprit.
Mais ce moment exact où elle cesserait de mentir.
À lui.
Et à elle-même.
Ce serait une fracture fine. Presque imperceptible.
Un clignement de paupières. Une respiration retenue.
Un mot de trop.
Ou pas assez.
Et ce jour-là, il saurait.
S'il pouvait encore être humain.
Ou si elle, dans sa force malade, était tout ce qui lui restait pour éprouver quelque chose.
Et s'il échouait —
s'il n'arrivait pas à la briser —
Alors peut-être qu'il n'existait plus rien à sauver en lui.
A suivre ...
