Chapitre 43 : Magnifique

Lise brisa délicatement les œufs, les petites coquilles bleutées éclatant sous ses doigts avec une précision presque hypnotique. Leurs jaunes, d'une couleur presque dorée, se mélangeaient déjà à l'air chaud de la pièce, prêts à se fondre dans la composition. Chaque œuf semblait une promesse, une promesse fragile et éphémère qui, une fois rompue, disparaîtrait dans l'obscurité du mélange qu'elle préparait.

Elle versa ensuite la cruche de lait de lapin des neiges. Le lait s'écoula lentement, un flot crémeux et presque translucide qui apportait avec lui une douceur fine, une saveur presque éthérée, comme si chaque goutte avait été cueillie à la source de l'hiver. L'odeur légère et douce envahit la pièce, un parfum réconfortant qui, pour un instant, effaça la tension palpable qui flottait dans l'air. Mais même cette douceur n'arrivait pas à adoucir la sensation de cette présence derrière elle, ce regard insistant qui pesait sur son dos comme un fardeau invisible.

Ses mains se mirent à mélanger la pâte, les gestes lents et mesurés, comme si chaque mouvement, chaque rotation du fouet, l'aidait à canaliser une énergie intérieure qu'elle n'était pas prête à libérer. Le liquide et les œufs se mêlaient, formant une texture onctueuse, presque soyeuse, qui répondait au rythme de ses bras. Chaque geste semblait emprisonner un peu plus de ses pensées dans l'ombre de la cuisine, là où la chaleur du four à bois devenait le seul refuge contre ce malaise sourd qu'elle ressentait.

Elle ne pouvait s'empêcher de sentir son regard. Ce regard qui se posait sur elle comme une loupe sur une petite flamme, scrutant chaque détail, chaque mouvement. Il n'était pas intrusif, mais il était là, constant, omniprésent. Comme un poids sur ses épaules, un poids qu'elle savait incapable de déloger, même si elle le souhaitait. Cela lui déplaisait, mais elle savait aussi que cela faisait partie du jeu. Le jeu qu'elle menait depuis trop longtemps.

Un frisson glissa le long de son dos, remontant lentement de la base de sa colonne vertébrale, le long de la peau nue de son cou. Il était imperceptible, à peine un frémissement, mais suffisant pour qu'elle en prenne conscience. Ses doigts se resserrèrent instinctivement autour du fouet, mais elle continua à mélanger, comme si l'action même de le faire pouvait l'ancrer dans le moment présent. Elle devait garder son calme, rester concentrée. Cela faisait partie de son contrôle, de la façade qu'elle s'efforçait de maintenir. Il fallait qu'elle continue à avancer sans se laisser emporter par l'émotion, sans se laisser déstabiliser.

Enfin, elle versa la mixture dans un moule en fer, la pâte glissant doucement contre les parois froides du métal. Elle tourna le poignet avec une légère fermeté, pour s'assurer que tout était réparti uniformément. Puis, d'un geste fluide et maîtrisé, elle enfourna le tout dans le four à bois. Le bruit métallique du moule touchant la grille, puis la chaleur intense du feu qui vint l'envelopper, étaient comme un rappel de la réalité, un retour brutal à ce qui était tangible, maîtrisé.

Lise ferma la porte du four, laissant la chaleur s'échapper dans un léger souffle d'air chaud. Ses yeux restèrent fixés sur la porte du four un instant, comme si la chaleur de l'intérieur pouvait l'aider à chasser la froideur de ce regard, à faire disparaître la pression de cette présence. Elle ferma les yeux un instant, se forçant à respirer profondément. Puis, elle se redressa lentement et se tourna, affrontant de nouveau celui qui ne l'avait pas quittée des yeux depuis le début. Le regard était toujours là, aussi tranchant qu'au début, aussi inquisiteur. Elle pouvait presque entendre son esprit tourner à toute allure derrière ce silence, cherchant, analysant, disséquant chaque détail d'elle, chaque microexpression qu'elle laissait échapper.

Elle se redressa, cherchant à masquer la tension qui palpitait en elle. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres, un sourire presque imperceptible, juste assez pour montrer qu'elle n'était pas déstabilisée. Pas encore. Mais à l'intérieur, quelque chose bouillonnait doucement, une question qu'elle n'avait pas encore osé poser à voix haute. Pourquoi ce regard ?

Le temps semblait suspendu, et dans le silence de la pièce, le crépitement du feu dans le four résonnait comme un rappel de la fragilité de l'instant. Lise ne pouvait s'empêcher de se demander si la chaleur du four, celle qui enserrait le moule dans sa gueule de fer, était finalement plus douce que celle qui s'insinuait dans son cœur.

Puis Lise entendit sa voix dans son dos, plus douce qu'à l'ordinaire, comme une main effleurant une vieille plaie :
— Mais tu ne m'as pas dit pourquoi tu as décidé de rejoindre Carl Snow.

Elle resta immobile quelques secondes, les yeux encore tournés vers le four, comme si elle hésitait à répondre. Lucci, derrière elle, n'insista pas. Il avait appris à attendre. À décoder le silence aussi bien que les mots. Mais il ne pouvait nier l'agacement qui grattait sous sa peau. Cette femme, même en train de cuisiner, réussissait à faire naître en lui cette sensation d'impuissance qu'il haïssait. Ce calme chez elle — trop précis, trop maîtrisé — le rendait presque fou. Et pourtant, il la fixait, comme on fixe une tempête au loin, incapable de détourner le regard.

Puis, lentement, très lentement, elle se retourna, et un sourire se dessina sur ses lèvres. Pas un de ces masques qu'elle portait par automatisme, pas une de ces parades sociales forgées dans le marbre de la méfiance. Non, cette fois, c'était un vrai sourire. Un éclat de quelque chose de sincère, presque oublié. Presque dangereux.

Lucci sentit son cœur manquer un battement. Il détestait ce genre de sourire. Il n'aimait pas ne pas comprendre. Et elle venait, sans dire un mot, de reprendre le contrôle du jeu.

Elle le regarda. Et elle dit :

— On ne choisit pas de rejoindre cet homme. C'est lui qui attend de nous qu'on le suive.

Sa voix était posée, mais chargée d'un poids ancien. Elle ne cherchait pas à convaincre, simplement à raconter une vérité, la sienne.

Lucci croisa les bras, sans bouger. Il laissa ses yeux l'observer, sans la couper. Mais son esprit, lui, s'agitait. Il se demandait s'il y avait la moindre phrase qu'elle prononçait qui n'était pas calculée. Et pourtant… il sentait dans son ton quelque chose de brut, d'irrévocable. Ça le dérangeait plus qu'il ne l'aurait voulu.

— Il est apparu dans ma vie à une époque sombre. Une époque… où je ne pensais qu'à me faire de l'argent. Rien d'autre ne comptait. Pour moi, les pirates n'étaient que des sacs de berrys ambulants, bons à être tués. Et plus ils étaient forts, plus je gagnais. Tout allait dans les coffres de Colorless Butterfly. Et j'étais fière de ça. Fière d'être efficace, rapide, sans remords. Je n'étais pas mieux que les autres, au contraire. J'étais pire.

Elle parle de sa cruauté avec une facilité qui glace le sang, pensa Lucci. Comme si elle récite une biographie dont elle se serait détachée. Mais ce détachement… est-ce vraiment du remords ou juste du recul ?

Elle marqua une pause. Elle baissa légèrement les yeux, ses cils projetant une ombre sur ses joues. Sa voix, lorsqu'elle reprit, était plus basse, teintée d'un soupçon d'amertume.

— J'avais arrêté de croire en la médecine. Arrêté de croire que tous les êtres humains valaient la peine d'être sauvés. Il y avait ceux qui méritaient, et ceux qui n'étaient que du gaspillage. Je triais. Froidement. Comme on trie des organes.

Voilà la vraie Lise, songea Lucci. Celle que personne ne voit. Celle qui, peut-être, me ressemble plus que je ne l'admets.

Elle inspira lentement, et son regard se fit plus lointain encore.

— Et puis un jour… il est apparu.

Le silence qui suivit ce mot était comme une ellipse. Comme si le nom même de Carl Snow ne suffisait pas à contenir ce qu'il représentait.

Lucci haussa imperceptiblement un sourcil. Carl Snow. Encore et toujours ce fantôme blanc. Chaque fois qu'on parle de lui, les gens deviennent pieux, ou fous. Et elle… elle devient presque fragile. C'est ce que je déteste le plus. Ce qu'il fait d'elle.

— Il m'a dit qu'il voulait le médecin. Pas l'assassin. Qu'il avait un rêve… et que je pouvais l'aider à y parvenir.

Un rire sans joie secoua ses épaules.

— Évidemment, je ne l'ai pas cru. Je me suis dit que c'était une manigance. Une façon comme une autre de m'utiliser, comme les autres l'avaient fait avant lui. Alors je l'ai attaqué. J'ai tout donné. Ma vitesse, ma précision, ma rage… mais c'était inutile.

Lucci serra les mâchoires sans s'en rendre compte. Il visualisait la scène, cette Lise-là, farouche, féline, lancée à pleine vitesse pour tuer. Et il a survécu à ça ?

Elle serra les poings, si fort que ses phalanges blanchirent.

— Il m'a fait plier, comme tous les autres. Mais pas avec la force. Pas avec la peur. Il l'a fait avec… cette douceur. Cette humanité. Ce calme inébranlable. Ce regard…

Sa voix trembla à peine, mais assez pour que cela perce.

— Ce regard de profonde pitié. Pas du mépris. Pas de la condescendance. De la pitié… pure.

Lucci sentit sa gorge se nouer, sans comprendre pourquoi. Ce mot, "pitié", il l'avait toujours méprisé. Mais là, dans la bouche de Lise, il résonnait comme une condamnation. Pas pour elle — pour lui.

— Jamais je ne l'oublierai.

Un nouveau silence s'installa. Dans la pièce, seul le crépitement du feu et le cliquetis discret du moule qui gonflait lentement dans le four donnaient un rythme au temps. Lise releva les yeux, lentement. Son regard était plus sombre, plus clair. Plus vrai.

— Ce jour-là, j'ai compris que je n'étais pas irremplaçable. Que je n'étais même pas libre. Mais… j'ai aussi compris que je pouvais encore choisir qui j'allais devenir.

Il la regardait. Et il ne voyait plus la femme qui cassait des œufs avec une précision clinique.
Il ne voyait plus la négociatrice habile, ni la guerrière stratégique.
Il voyait… autre chose. Quelque chose qu'il n'avait pas les mots pour nommer. Et ça, ça le rendait furieux.

Un bruit de métal dans sa tête. Comme une vieille serrure forcée.
Je déteste ça.

Elle venait de parler de Carl Snow avec cette intensité contenue, ce respect qu'on réserve aux dieux ou aux traîtres. Elle l'avait décrit comme une force irrésistible, douce et terrible à la fois. Une figure d'autorité capable de briser sans lever la main.
Et Lucci… n'avait pas pu s'empêcher de ressentir une jalousie aiguë, violente, presque douloureuse. Une jalousie nue.

Pourquoi pas moi ? pensa-t-il. Pourquoi lui ? Pourquoi ce regard — ce respect, cette soumission — ne m'a-t-elle jamais offert à moi ?

Mais ce n'était pas que ça. Pas uniquement.

Il savait reconnaître la vérité quand elle passait près de lui, même déguisée. Et Lise… venait de se mettre à nu, volontairement ou pas. Il l'avait toujours crue plus proche du poison que du baume. Et pourtant, voilà qu'elle parlait de choix, de médecine, de pardon presque.

Elle, Lise Kureha, qu'il avait connue dans le sang et le mensonge, parlait maintenant comme une survivante de quelque chose de plus grand que la guerre.

Et ce regard qu'elle lui avait lancé à la fin. Ce regard limpide, qu'aucune femme ne lui avait jamais offert sans calcul.

Il serra les poings à son tour.

Elle avait semé le chaos en lui, en quelques phrases. Et il détestait ça.
Il détestait ce qu'elle déclenchait chez lui. Cette colère glacée, ce feu sexuel, cette admiration honteuse, ce besoin de la comprendre et de la détruire en même temps.
Il voulait la prendre contre un mur, l'embrasser jusqu'à l'étouffer. Et dans le même souffle, il voulait la gifler pour avoir osé le rendre vulnérable.

Tu veux changer. Tu veux redevenir médecin. Sois-le, alors. Mais ne me demande pas de croire que ce monstre que tu as été est mort. Je le vois, je le sens. Tu le caches derrière ton humanité retrouvée. Mais il respire encore. Il attend.

Lucci recula d'un pas, lentement. Il en avait conscience, mais ne pouvait plus s'en empêcher. Comme un animal blessé qui recule par réflexe, sans jamais tourner le dos. Son visage demeura impassible. Il en avait l'habitude. Il avait été formé à ça : ne rien laisser transparaître. Pas la peur. Pas la colère. Pas le désir.

Mais son regard, lui, trahit un éclair. Infime. Fugace. Mais pas assez rapide pour échapper à Lise.

Elle le vit.

Et elle sourit.

Pas ce demi-sourire distant qu'elle offrait aux idiots ou aux courtisans. Non. Celui-là était plus fin, plus cruel. Il avait ce parfum rare de la victoire intime. Celle qu'on ne revendique pas à voix haute, mais qu'on savoure comme un alcool fort qu'on garde sous la langue.

— Ça t'énerve, hein, souffla-t-elle.
Elle se retourna, lentement, s'essuyant les mains dans un torchon qui avait déjà trop vécu. Puis elle s'approcha de lui, à pas feutrés. Elle savourait chaque seconde.

— Tu fais de ton mieux pour avoir l'air froid. Détaché. Comme si mes mots t'avaient glissé dessus. Mais tu l'as mal camouflé.

Elle leva une main et, du bout du doigt, effleura la mâchoire contractée de l'homme-félin.
— Là. Cette veine. Elle palpite. C'est adorable.

Il serra les mâchoires, un tic nerveux le trahit au coin de la lèvre. Il se força à rester de marbre, mais sa respiration était plus lourde, plus irrégulière. Il la regarda comme on observe une tempête qui approche, trop belle pour être ignorée, trop dangereuse pour être embrassée.

— Tu me provoques, dit-il enfin. Un souffle, à peine un murmure.
— Non, répondit-elle. Je te regarde tomber.

Il ne broncha pas, mais ses mâchoires se contractèrent. Elle parlait comme une impératrice cruelle, qui savait exactement où poser la lame.

— Tu veux qu'on parle de chute ? Très bien, parlons-en.

Il fit un pas vers elle, lentement, comme un prédateur qui prend son temps. Son regard était noir, brillant d'une lueur dangereuse, une lueur qu'il connaissait bien — il l'avait vue dans un miroir, jadis.

— Tu prétends être médecin. Soignante. Une sauveuse.

Il la jaugea, du haut en bas, d'un œil brûlant.

— Et pourtant... je t'ai vue.

Sa voix se fit rauque, presque intime.

— Je t'ai vue quand le désert s'est ouvert sous tes pas, et qu'il n'est resté de nos ennemis que des lambeaux. Pas une blessure chez les tiens. Pas une erreur. Juste... des morceaux de chair éparpillés dans le sable. Comme à Water Seven.

Elle le regarda, sans ciller, mais son corps se tendit imperceptiblement.

— Tu te souviens ? Moi, je n'ai jamais oublié. Le pavé ruisselant de sang, la pluie qui ne parvenait pas à laver les rigoles pleines de chairs. Les os... polis comme du verre.
Il se pencha légèrement vers elle, ses lèvres frôlant presque son oreille.

— Tu étais là. Ce vent-là, c'était toi. Ce vent sensuel, meurtrier, docile comme un chien. Il gémissait à ton contact. Il dansait pour toi.

Son souffle se faisait plus rapide. Il avait honte de ce qu'il ressentait. Mais c'était plus fort que lui.

— Je t'observais, Lise. J'étais figé. Fasciné. Il y avait une grâce dans ta cruauté, une précision dans ton chaos. C'était...

Magnifique.

Elle tourna lentement la tête vers lui, surprise par la sincérité dans sa voix. Il ne mentait pas. Il n'exagérait rien. Et ce qu'elle vit dans ses yeux, ce n'était pas seulement de l'accusation.

C'était de l'adoration.

Un regard exorbité s'imprima sur son visage. Un choc brut, presque animal. Elle recula d'un pas, instinctivement, comme si le plancher sous ses pieds venait de céder. Soudain, la maison sembla trop étroite, les murs trop proches, la chaleur de l'âtre oppressante. L'air devint irrespirable, chargé d'une tension moite, de cette électricité lourde avant l'éclatement d'un orage.

Il avança d'un pas.

Ses prunelles étaient d'un noir abyssal, orageuses, presque folles. Il ne voyait plus rien d'autre qu'elle, comme un naufragé qui s'agrippe à son hallucination. Et Lise comprit, d'un coup, que ce n'était pas seulement la beauté du carnage qui l'avait ébranlé.

C'était elle. Elle dans ce chaos.

Elle pensa un instant à le frapper. Le prendre de vitesse, briser cette proximité suffocante. Peut-être le neutraliser, l'assommer, retrouver un semblant de contrôle. Mais même ce geste lui parut vain. Parce que frapper son corps ne suffirait pas à effacer ce qu'il ressentait.

Ces sentiments dévorants. Cette obsession qu'il ne semblait même plus pouvoir contenir.

Comment pouvait-on... adorer cela ?

Comment pouvait-on trouver dans le vent tranchant, dans les membres arrachés, dans ce fruit du démon devenu lame, quelque chose de sensuel ? D'exaltant ? Comment, surtout, pouvait-il voir cela en elle ? Quel masque avait-elle laissé glisser, quelle vérité avait-elle laissée filtrer, pour que ce monstre voie non pas l'arme… mais la déesse ?

Son cœur battait à tout rompre.

Elle avait tué pour survivre. Pour protéger. Par désespoir. Par vengeance. Par habitude.

Mais lui… le terrifiait.

Parce qu'une partie d'elle savait qu'il n'était pas complètement fou.

A suivre...

Ps: Un grand merci à DidiineOokami pour toute ses réviews trop mignonnes mais qui ne répond pas aux mp ^0^/ Comme c'est une grosse réécriture j'ai posté les chapitres d'un coup avant qu'elle se réupload. Je suis contente que tu lises d'une traite ^^