Chapitre 36

Le lendemain matin, Rogue ne fit aucun commentaire lorsqu'il aperçut Drago attablé dans ses appartements, une tasse de thé fumante entre les mains. Brittany l'avait manifestement invité à prendre son petit-déjeuner avec eux.

Mais l'idée lui déplaisait. Vraiment.

Il s'approcha de la table et se servit une tasse de café noir d'un geste mécanique, observant du coin de l'œil la dynamique entre sa femme et son filleul. Brittany s'était assise en face de Drago et discutait avec lui de ses cours, ses doigts jouant distraitement avec le rebord de sa tasse. Une complicité s'installait et il ne pouvait pas dire que cela lui plaisait. Il pouvait même dire que cela ne lui plaisait pas du tout.

Nous commencerons l'entraînement après tes cours. Tu vas apprendre à fermer ton esprit. Rejoins-moi dans mon bureau dès que tu auras terminé, lui dit-il d'un ton froid.

Drago releva la tête, hésitant un instant avant d'acquiescer.

D'accord.

Son regard dériva légèrement vers Brittany. Elle lui adressa un léger sourire d'encouragement.

Rogue reposa sa tasse un peu trop brusquement. Il ne savait pas exactement ce qui l'agaçait le plus. Le regard plein d'espoir que Drago posait sur sa femme ? Ou le fait que Brittany semble réellement s'inquiéter pour ce gamin ? Ou peut-être, tout simplement, parce qu'elle ne lui avait pas adressé un seul sourire, à lui, ce matin.

L'irritation monta d'un cran, acide et incontrôlable. C'était ridicule. Il n'était pas un adolescent épris de la première venue. Et pourtant, il sentait bien ce pincement désagréable au creux de l'estomac.

Il avait accepté d'aider Drago, il allait l'entraînait, le conseiller, veiller sur lui, il aller prendre des risques pour lui. Pourquoi déjà ? Il n'aima pas du tout la réponse qui s'imposa à lui. Ce n'était pas pour Drago. Ou plutôt, ce n'était pas seulement pour lui. Il s'était convaincu que Drago était perdu d'avance. Il avait accepté son sort, tout comme il avait accepté le sien il y a longtemps. Jusqu'à ce que Brittany intervienne. Jusqu'à ce qu'elle le regarde avec ces grands yeux pleins de conviction, pleins d'attentes qu'il ne savait pas comment gérer. Jusqu'à ce qu'elle lui dise : "Il n'est peut-être pas trop tard pour Drago." Et il l'avait écoutée. Il l'avait fait pour elle. Et il détestait ça.

Depuis quand faisait-il quoi que ce soit pour quelqu'un d'autre que lui-même ? Depuis quand se souciait-il assez de l'opinion de quelqu'un pour agir contre ses propres convictions ? Le constat le foudroya. Il était en train de tomber amoureux. Un frisson de malaise le parcourut. Il s'était rajouté du travail, une mission supplémentaire, alors qu'il luttait déjà chaque jour pour éviter de mourir. Il protégeait déjà Potter et sa clique. Et maintenant, il devait s'occuper de Drago pour faire plaisir à Brittany.

Non. Il ne voulait pas de ça. Pas d'attachement. Pas de sentiments. Pas une nouvelle faiblesse.

Il reprit sa tasse et avala une gorgée, comme si la chaleur du liquide pouvait dissiper le nœud de frustration qui s'enroulait dans sa poitrine.

Brittany ne le regardait même pas.

Il exhala lentement. Tout ceci était parfaitement absurde.

Il se redressa et déclara froidement :

J'ai un cours à préparer.

Puis il quitta la pièce sans un regard en arrière, sa robe noire flottant derrière lui.

Drago, perplexe, fixa la porte par laquelle son parrain venait de disparaître.

Il a quoi ?

Brittany détacha enfin son regard de son assiette et haussa les épaules, le regard préoccupé.

Je n'en sais rien.

Après une brève hésitation, elle se leva brusquement et quitta la pièce, d'un pas plus rapide qu'elle ne l'aurait voulu, laissant Drago seul avec sa tasse de thé. Il la fixa un instant, pensif, avant de la terminer en silence et de s'éclipser à son tour.

Elle trouva Rogue dans son bureau, empilant des parchemins avec une précision mécanique, trop concentré sur son travail pour que ce soit naturel. Brittany s'arrêta sur le seuil, hésitante.

Tout va bien ?

Rogue ne leva même pas les yeux, attrapant un autre rouleau avec une indifférence calculée.

Pourquoi cette question ?

Parce que vous êtes... distant.

Je suis toujours distant.

Elle serra les poings.

Non. Pas toujours, corrigea-t-elle, doucement, presque timidement.

Rogue posa ses copies un peu trop sèchement.

Tout va bien, lâcha-t-il, sa voix plus tranchante qu'il ne l'aurait voulu.

Brittany n'en crut pas un mot et un silence pesant s'installa, où elle l'observa longuement, incertaine. Finalement, elle reprit, plus prudemment :

Essayez de ne pas être trop dur avec Drago, ce soir.

Rogue releva la tête brutalement, plissant les yeux avec agacement.

Il n'a pas besoin d'être dorloté. Ce n'est pas un enfant.

Brittany ouvrit la bouche pour répliquer, mais il la coupa d'une voix glaciale :

Allez donc materner vos bestioles avec Hagrid et laissez-moi tranquille.

L'attaque était gratuite. Et il le regretta immédiatement.

Brittany, elle, ne réagit pas immédiatement. Elle resta là, immobile, son regard ancré au sien, et ce fut bien pire qu'une réplique acerbe. Puis elle hocha juste la tête très lentement, puis fit demi-tour sans un mot.

Il ne savait pas pourquoi il ressentait ce besoin de la repousser aujourd'hui. Mais ce qui l'agaçait le plus, c'était qu'il n'arrivait pas à s'en satisfaire.

oOoOo

L'entraînement s'achevait enfin. Drago, visiblement épuisé, passa une main tremblante sur son visage avant de se redresser légèrement.

Il avait progressé. Rogue ne le lui dirait pas, mais il le pensait. Il avait vu ces mêmes signes d'amélioration chez Brittany, lorsqu'elle s'entraînait avec lui. La pensée le troubla plus qu'il ne l'aurait admis.

Reviens demain matin à six heures précises, déclara-t-il, en rangeant sa baguette.

Drago eut un sursaut de protestation à peine contenu.

Si tôt ?

Si tu préfères être mal préparé quand le Seigneur des Ténèbres rentrera dans ta tête, dis-le tout de suite.

Drago se renfrogna.

J'y serai.

Un silence s'installa. Finalement, Drago releva la tête et hésita un instant avant de reprendre, d'un ton plus mesuré :

Severus, puis-je me permettre une question personnelle ?

Rogue leva un sourcil, méfiant.

Si je dis non, tu la poseras quand même.

Drago esquissa un demi-sourire. Il marqua une pause avant de poursuivre, d'un ton plus prudent :

J'aime beaucoup Brittany. Tu as de la chance.

Rogue ne cilla pas, mais sa posture se tendit presque imperceptiblement.

Ce n'était pas une question, si?

Drago sourit à nouveau.

Même si je trouve votre relation étrange, parfois. Ce matin, quand elle t'a rejoint, j'aurais juré l'entendre te vouvoyer. Mais j'en viens maintenant à ma question: est-ce que tu réorganises souvent tes appartements, ou est-ce une conséquence inévitable du mariage ?

Rogue sentit sa mâchoire se contracter légèrement. Drago avait posé sa question avec l'innocence feinte d'un Serpentard qui savait exactement où il mettait les pieds. Il n'était pas idiot, il avait remarqué cette deuxième porte qui n'existait pas avant.

Le jeune homme ne le quittait pas des yeux, attendant une réaction. Rogue se força au calme.

Pour être plus clair, dois-je adresser mes félicitations ? Ou bien y a-t-il une explication plus… terre-à-terre à la présence d'une seconde chambre ?

Le ton de Drago était léger, presque moqueur, mais son regard, lui, était sérieux.

Il était pris au dépourvu, une sensation qu'il n'avait pas éprouvée depuis bien longtemps. Et, pour une raison obscure, son esprit le ramena à cette nuit où il était rentré en lambeaux, où Brittany s'était effondrée sur lui après avoir avalé trop de médicaments. Avant même qu'il ne puisse réfléchir, les premiers mots qui lui échappèrent furent un désastre absolu:

Elle ronfle.

Un silence stupéfait s'abattit dans la pièce. Drago cligna des yeux, interloqué.

Pardon ?

Elle ronfle. Horriblement. C'est insupportable.

Les mots étaient sortis tout seuls.

Drago le regarda avec un mélange de confusion et d'amusement. Puis, son regard dériva légèrement derrière lui… Rogue remarqua alors que Drago n'était pas en train de le fixer lui.

Il suivit son regard.

Brittany se tenait dans l'embrasure de la porte.

Avec un verre de whisky et une assiette de nourriture.

Elle avait entendu.

Évidemment, qu'elle avait entendu.

Drago porta une main devant sa bouche, essayant de masquer un fou rire naissant.

Oh, je vois. Voilà qui explique bien des choses.

Il se leva, manifestement ravi de cette diversion.

Je vais vous laisser. Vous avez surement envie de vous retrouver avant d'aller … vous coucher. Chacun de votre côté. Parce que ta femme ronfle.

Puis, avec un dernier regard moqueur vers Rogue, il quitta la pièce avec une élégance toute aristocratique.

Le silence s'attarda un instant. Rogue ne bougea pas immédiatement, sentant encore l'humiliation latente flotter dans l'air. Puis, lentement, il reporta son attention sur Brittany. Elle n'avait pas bougé. Toujours immobile, le verre de whisky dans une main, l'assiette dans l'autre. Son expression était indéchiffrable. Il vit alors ses lèvres tressaillir légèrement. Puis, elle éclata de rire. Un rire franc, clair, cristallin.

Rogue ferma brièvement les yeux.

Je suppose que c'était mérité.

Elle secoua la tête, toujours amusée.

Je ronfle, vraiment ?

Il croisa les bras, feignant une expression impassible.

Effroyablement.

Elle rit de plus belle. Rogue la regarda un instant, attendrit malgré lui, puis reporta son regard sur ce qu'elle tenait dans les mains, et un léger frisson d'étonnement le traversa.

Elle avait pensé à lui.

Il repensa au début de la matinée, à cette irritation sourde en la voyant si attentive à Drago. Il avait été jaloux, il devait bien l'admettre. Et pourtant, ce soir, c'est pour lui qu'elle avait pris le temps de préparer un plateau. Elle avait remarqué qu'il n'avait pas mangé. Malgré son humeur exécrable, malgré la remarque acerbe qu'il lui avait faite quelques heures auparavant.

Quelque chose dans sa poitrine se détendit imperceptiblement.

Il s'approcha et attrapa le verre de whisky et l'assiette avec une certaine lenteur, puis croisa son regard.

Elle souriait toujours. Un sourire sincère, sans moquerie cette fois.

Et contre toute attente, sans vraiment y réfléchir, il s'approcha un peu plus et déposa un bref baiser sur son front.

Juste une seconde. Assez pour sentir la chaleur de sa peau sous ses lèvres. Assez pour que son cœur rate un battement. Lorsqu'il recula, Brittany ne disait rien. Son sourire s'était figé légèrement, comme si elle-même ne savait pas comment réagir.

Lui non plus.

Il toussota légèrement, détourna les yeux et déclara avec sa froideur habituelle :

Vous avez mis trop de glace dans le whisky.

Brittany cligna des yeux. Puis elle éclata à nouveau de rire.

Il porta le verre à ses lèvres, essayant d'ignorer la chaleur diffuse qui s'était installée dans sa poitrine. Et, pour une raison qu'il ne s'expliquait pas, il se surprit à penser qu'il ne regrettait pas son geste.